Recueil d’articles et de récits écrit par Vassili Grossman durant la guerre.
Au delà des articles relatant la vie militaire au front, dont on peut penser qu’ils constituent un matériaux brut pour ses deux romans Pour une juste cause et Vie et Destin, deux récits attirent tout particulièrement l’attention dans ce recueil.
Le premier est vraisemblablement une nouvelle plutôt qu’un reportage - Le vieil instituteur - relate la vie d’une petite vie Ukrainienne durant l’occupation Nazie, Vassili Grossman retraçant la vie et les pensées de quelques uns de ses habitants, juifs et non juif, leurs certitudes et leurs doutes quant à leur mort à venir.
Tous savaient déjà que, dans nombre de villes, les Allemands avaient ordonné ces déplacements, mais personne n’avait jamais vu nulle par de convoi de Juifs, ni rencontré de colonnes sur les routes éloignées, ni reçu aucune nouvelle du genre d’existence dans ces ghettos. Tous avaient entendu dire que les colonnes de Juifs, en quittant les villes, n’étaient point dirigées vers les stations de chemin de fer, ni par les grand-routes, mais qu’on les acheminait extra-muros, vers des combes et des ravins, vers des marais et de vieilles carrières. Tout le monde savait que, quelques jours apr!s le départ des Juifs, les soldats allemands échangeaient au marché des blouses de femmes, des pull-overs d’enfants, des souliers contre du miel, de la crème fraiche, des oeufs ; que les habitants, de retour du marché, se faisaient part à voix basse : “un Allemand a échangé le pull over de laine que portait la voisine Sonia le matin qu’on les emmenait hors de la ville.” “Un Allemand échangeait les sandales que portait le petit gamin évacué de Riga.” “L’Allemand voulait trois kilos de miel pour le complet de notre ingénieur Kougel.” Il se doutaient bien de ce qui les attendait. Mais tout au fond de l’âme, ils n’en croyaient pas un mot, car rien n’était plus tragique que ce massacre de la population. Anéantir un peuple ! Cela, personne ne pouvait le croire au fond de son coeur.
La réaction des habitants du village prend des couleurs diverses : résistance, résignation ou collaboration, l’attente de la mort ou encore la révolte, et surtout le fait de continuer à vivre, ancré dans son quotidien, malgré tout.
On trouve déjà dans cette nouvelle, en négatif, l’idée de la recherche de la bonté et de l’humanité simple comme vecteur de résistance à l’oppression et à la barbarie.
“Allez vous coucher, cela vous ferait du tort de rester à la table si tard dans la nuit.” Personne n’avait jamais eu l’idée de venir border la couverture de son lit et de dire : “comme cela, vous serez plus au chaud, prenez aussi ma couverture à moi.” Il savait bien qu’il allait mourir dans un moment où les lois du mal, de la force brutale au nom de laquelle se commettaient des crimes sans nom gouvernaient la vie, déterminaient les actes de vainqueurs, mais aussi des hommes tombés en leur pouvoir. L’indifférence et le désintéressement, voilà les pires ennemis de la vie. Son sort, en ces dures journées, était de mourir.
Le second récit, intitulé "l’enfer de Treblinka" décrit le fonctionnement du camp de la mort, reconstitué à partir de témoignages qu’il a pu recueillir lors de la marche vers Berlin par l’armée rouge.
Tout ce que vous allez lire, je l’ai reconstitué d’après les récits de témoins vivants, les déclarations d’hommes qui ont travaillé à Treblinka depuis sa création jusqu’au 2 août 1943, jour où les condamnés à mort se révoltèrent, brûlèrent le camp et s’enfuirent dans les bois. Les Wachmanner faits prisonniers ont confirmé mot pour mot les dires des témoins et les ont parfois complétés. Tous ces hommes, je les ai vus de mes propres yeux, je leur ai parlé longuement, j’ai devant moi leurs dépositions écrites. Ces témoignages, de sources pourtant différentes, concordent parfaitement, qu’il s’agisse de Bari, le chien du chef du camp, ou de la technique de l’assassinat en masse, de l’organisation du meurtre à la chaîne.
Vassili Grossman était en effet correspondant de guerre pour le journal L’Étoile rouge durant la guerre, ayant couvert la bataille de Stalingrad (qui forme le contexte de son grand oeuvre), mais aussi la marche vers Berlin, la libération - ou en tout cas la découverte - de certains camps Nazis. Il y décrit le processus de déshumanisation préalable à la mise à mort, éliminer physiquement les juifs ne suffit pas, encore faut-il leur dénier leur caractère humain.
Ils avaient recours à une cruauté soudaine, absurde et inutile. Ces gens nus auxquels on avait tout enlevé mais qui s’obstinaient à demeurer des hommes et qui l’étaient mille fois plus que les brutes en uniforme qui les entouraient - continuaient à respirer, à voir et à penser ; leur cœur battait encore. Tout à coup, on leur arrachait des mains leur savon et leur serviette, et on leur ordonnait de se ranger par cinq.
Vassili Grossman évoque la cruauté propre au camps, et plus particulièrement celle de certains Nazis. Le SS Zepf est notamment évoqué, parmi d’autres, dans un portrait assez glaçant.
Tous les témoignages concordent sur la férocité du S.S. Zepf à la dernière étape de ce chemin de la croix. Zepf s’était spécialisé dans l’assassinat des petits. Doué d’une force herculéenne, il saisissait brusquement un enfant dans la foule, le brandissait comme une massue et lui fracassait la tête contre le sol, on bien le déchirait en deux.
J’avais entendu parler de ce monstre, pourtant né d’une femme, mais j’avais tenu pour insensé, pour incroyable, ce qu’on m’en avait raconté. Cependant, après m’être entretenu avec des témoins oculaires, je compris que c’était là un des aspects du régime de l’enfer de Treblinka qui cadrait parfaitement avec tout le reste, et je crus à l’existence de cet homme.
Les actes de Zepf étaient en effet nécessaires; ils contribuaient à provoquer le choc psychique; ils étaient une manifestation de cette cruauté alogique qui écrasait les volontés et les consciences. Zepf était un rouage utile, indispensable, dans la formidable machine de l’Etat fasciste.
Le SS Zepf semble être un bourreau dont l’existence est avérée (traduction de votre serviteur) :
Le SS surnommé “Zepf” était en réalité Josef Hirtreiter, le nom “Zepf” résultant d’une mauvaise compréhension par les détenus de Treblinka du diminutif “Sepp”, une forme courte typiquement allemande du prénom de Hirtreiter utilisée par les autres SS pour s’adresser à lui. Cela a été établi par la Cour d’assises de Francfort (Landgericht) lors d’un procès qui s’est conclu par le jugement de la cour daté du 3.3.1951 (14/53 Ks 1/50). Bien que les conclusions factuelles de la cour concernant les crimes de Hirtreiter ne mentionnent pas les cruautés décrites dans l’article de Grossmann (le jugement indiquait que la participation de Hirtreiter aux gazages dans le “Camp Supérieur” de Treblinka n’avait pas pu être prouvée), elles mentionnent que Hirtreiter frappait fréquemment les gens sur leur chemin à travers le “tube” (avec un fouet spécial entrelacé de plomb), qu’il conduisait à plusieurs occasions des personnes âgées et des enfants au soi-disant “Lazarett”, où ils étaient abattus, et que dans au moins 4 cas, il avait tué des enfants de 1½ à 2 ans, qui avaient été laissés derrière les wagons sur ordre des gardes, en les saisissant par les jambes et en fracassant leurs têtes contre les wagons. Hirtreiter a été condamné à la prison à perpétuité.
Josef Hirtreiter a été libéré en 1977 pour maladie. Il est décédé quelques mois plus tard de vieillesse à Francfort.
Blocs de béton marquant l’ancienne voie de chemin de fer menant à Treblinka.