Vie et Destin - Vassili Grossman

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Vie et Destin

Stalingrad avait une âme : cette âme, c’était la liberté

Achevé en 1962, le manuscrit a été saisi par le KGB, l’ouvrage a finalement été publié pour la première fois en 19801. Il sagit du second opus du diptyqque entamé avec Pour une juste cause. Avec ce livre il quitte définitivement le réalisme soviétique pour devenir Vassili Grossman et propose ici son véritable chef d’oeuvre.

Comme le premier volet du diptyque, le roman s’ancre dans la bataille de Stalingrad, et raconte le déroulement de la bataille vu “d’en bas”, à hauteur d’homme, à travers une myriade de personnages dont le destin se voit heurté par la guerre et le régime soviétique : soldats, scientifiques, commissaires politiques, parents et enfants, et simples citoyens pris dans la grande machine de la guerre, de l’oppression, de la terreur. Envers tous ces personnages - innombrables - Grossman montre une sorte de tendresse particulière : ils ne sont jamais jugés, mais regardés et présentés comme des simples êtres humains avec leurs forces, leurs faiblesses, leurs part d’ombre et de sublime, tous tiraillés entre la grande et juste cause et leurs propre individualité.

Stalingrad avait une âme : cette âme, c’était la liberté

Une bataille pour la liberté, donc, une bataille contre l’oppression, mais qui en réalité se déroulait sur deux fronts : le premier, le plus évident, contre l’Allemagne et son régime Nazi, et la seconde, plus sourde, presque invisible, contre le régime soviétique lui-même. Cette dernière bataille, Staline ne l’a jamais abandonnée : les commissaires politiques restent omniprésents, que ce soit dans la conduite des opérations militaires, mais aussi dans le travail scientifique, imposant une double chaîne de commande dans les activités “civiles” où tout est évalué et jugé en fonction de critères politiques et de la volonté, réelle ou supposée, de Staline.

En décrivant aussi cette guerre là, celle du régime contre ses citoyens, Grossman dresse un portrait impitoyable de Staline et du régime soviétique : va jusqu’à tirer explicitement un parallèle entre Nazisme et totalitarisme soviétique. Régimes qui s’affrontent sur le champ de bataille, qui possèdent des similitudes dans leur nature même et leurs effets sur le destin des hommes : ce choix transforme le récit en véritable réquisitoire contre le régime de Staline, sa violence, sa bureaucratique implacable et arbitraire, ses camps, son culte du chef. Ainsi, il place dans la bouche d’un responsable nazi les propos suivants, lors d’un entretien avec un prisonnier bolchévique :

– Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir. Là, réside la tragédie de notre époque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez pas en nous ? Que vous ne retrouviez pas votre volonté en nous ? Le monde n’est-il pas pour vous, comme pour nous, volonté ? Y a-t-il quelquechose qui puisse vous faire hésiter ou arrêter ?
(…)
– Que viennent faire là ces papiers minables ? Qu’est-ce que ça peut bien faire, qui en est l’auteur ? Ce que je sais, c’est que ce n’est ni vous, ni moi. Je suis très peiné. Réflechissez : qui se trouve dans nos camps en temps de paix, quand il n’y a pas de prisonniers de guerre ? On y trouve les ennemis du parti, les ennemis du peuple. C’est une espèce que vous connaissez, ce sont ceux qu’on trouve également dans vos camps. Et si en temps de paix vos camps entraient dans notre système de la SS, nous ne laisserions pas sortir vos prisonniers. Vos prisonniers sont nos prisonniers.

La véritable résistance se fait alors via l’humanité simple : les gestes de tendresse familiale, maternelle, l’attention portée aux choses simples, à son entourage, aux familiers et aux inconnus, la bonté gratuite, sans attente de retour, sans idéologie. Ces gestes constituent le dernier rempart de résistance que le régime ne peut pas atteindre, aussi implacable soit-il. Ici, il ne peut pas intervenir, ne peut pas contrôler, ne peut pas punir.

C’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison, qui risuant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressés aux femmes et aux mères.
Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social.
Mais, si nous y réflechissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche brisée que le passant, s’arrêtant un instant, remet dans la bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre.
En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats, des nations et du bien universel, en ces temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ne font que s’agiter comme des branches d’arbre, rouler comme des pierres qui, s’entraïnant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu.
(…)
L’histoire des hommes n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal, l’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si, encore maintenant, l’humain n’a pas été tué en l’homme, jamais le mal ne vaincra.

Stalingrad avait une âme : cette âme, c’était la liberté.

Pourtant, à la cloture du roman, si la bataille militaire de Stalingrad est gagnée, il semble que la guerre contre l’oppression est elle perdue : deux des principaux personnages principaux : Strum, un scientifique brillant et ombrageux, qui montre tout au long du roman une grande indépendance et un certain courage, finit par se ranger derrière les commissaires et se voit contaminé en signant une lettre de dénonciation afin de préserver un confort nouvellement acquis. Et enfin, Krimov, commissaire politique et bolchévique de la première heure, impitoyable et fanatique, mais qui termine lui aussi son parcours dans une cellule de la Loubianka après avoir du faire des avoeux sous la torture, dans énième variation des procès de Moscou. Il ne reste pour les autres, les survivants, qu’à tenter de poursuivre sa vie et son destin face à l’implacabilité du régime, malgré tout.

Bataille de Stalingrad

Bataille de Stalingrad


  1. Voir à ce sujet le remarquable documentaire Le manuscrit sauvé du KGB, ↩︎