La bonté chez Vassili Grossman

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Dans la chronique sur Les perles de Vermeer de Gustaw Herling, je relevais la citation suivante, relative à la survie dans les camps soviétiques

En parlant des camps soviétiques, Todorov ne réserve pas une place suffisante à Chalamov, bien qu’il le cite, disant que “les camps étaient un grand examen moral auquel avaient échoué quatre-vingt-dix-neuf pour cent des prisonniers” (hélàs, il ne reprend pas la seconde partie de la phrase de Chalamov : dans ce pourcentage, les hommes croyants représentaient la plus grosse partie).

Cette citation résonne avec les propos de Simon Markish dans sa biographie sur Vassili Grossman :

L’amour et la bonté constituent l’unique contrepoids à la férocité totale – l’amour est perçu ici dans son acception la plus large, surtout au sens de compassion, de commisération ; les paumes chaudes et prévenantes évoquent l’attachement familial et, surtout, maternel. Et les paumes maternelles de Katia Weissmann sont apparemment indissociables de sa passivité de “brebis” à laquelle on pourrait donner un nom plus grandiloquent : la non résistance au mal par la violence. Quant à l’épilogue optimiste (les partisans, la vengeance, la terreur du maître et du bourreau), don côté artificiel, son manque d’articulation avec le récit ont été soulignés par le critique soviétique lui-même.
Dè lors, comme d’ailleurs à partir de l’ensemble du récit, la vois vers le Grand Livre, vers Vie et Destin est nettement, distinctement tracée tant au niveau du thème que de la conceptualisation. La doctoresse Sofia Levinton, qui meurt asphyxiée dans une chambre à gaz avec l’enfant d’un autre, le petit David, dans les bras, sans avoir connu l’amour familial ni l’attachement, est manifestement un variante du vieux professeur. Ikonnikov-Morj, qui a connu toutes les formes de tentations idéologiques et religieuses et qui a péri dans un camp allemand, écrit avant de mourir un traité sur la bonté où on trouve les lignes suivantes :

C’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe… La bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif… Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social.

En dépit de son impuissance, cette bonté n’en est pas moins l’unique “parcelle d’humanité” et le mal puissant est désarmé dans sa luttre contre l’homme. “Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance”. Cette “Justification de la bonté”, cette apologie de la bonne action individuelle, idées d’une importance capitale, prennent leur source sans nult doute dans “le vieux professeur”.

Vassili Grossman possède une trajectoire assez singulière dans le cercle mouvementé des écrivains soviétiques : écrivain, il commence sa carrière comme écrivain du régime, avec qui il prendra ses distances au fil de sa vie, jusqu’à devenir renégat, avec comme point d’orgue aura été la saisie de sa grande oeuvre, vie et destin.

Simon Markish, dans sa biographie Le cas Grossman évoque le destin de Grossman comme celui de la découverte de sa propre judéité à travers sa confrontation avec l’antisémitisme, qui s’est faite bien évidemment au contact du nazisme (Grossman est co-auteur du Livre Noir, relatant la découverte des camps de concentration Nazis par l’armée rouge), mais aussi de l’antisemitisme du régime Stalinien (le refus de la publication du livre noir, le déni de la spécificité de la Shoah, les procès de Prague, les procès des blouses blanches). En conclusion de son ouvrage, Markish le définit plus comme un “écrivain du destin juif”, plus qu’un “écrivain juif” ; de façon assez surprenante, l’éthique déployée ici semble plus chrétienne que juive.

Cette éthique n’aura toutefois pas sauvé Grossmann, qui à la suite de la saisie de son roman Vie et destin, se retrouvera totalement isolé, rejeté, y compris de ses compagnons de guerre écrivains.

Avec la suite de son roman, il connut de grand déboires dont il m’est difficile de parler. Il vécut en reclus et mourrut au cours de l’été 1964. es obsèques furent amères… J’ai vu les correspondants de guerre de Krasnaïa svezda* – tous ceux qui étaient encore en vie étaient venus. J’ai regardé Vassili Semionovitch dans son cercueil et me torturai : pourquoi étais-je venu voir un mort, et non le voir vivant ? Je pense que nombreux étaient ceux que torturaient la même pensée : pourquoi ne l’avaient-ils pas aidé, réconforté ? C’était un combattant ferme, mais le destin se montra particulièrement impitoyable à son endroit. C’est une vieille histoire : le destin, apparemment, n’aime pas les maximalistes (Erhenbourg, cité par Simon Markish)

Grossman

“Vassili Grossman en Allemagne, à Schwerin, en 1945”

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