Un monde à part - Gustaw Herling

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Un monde à part - Gustaw Herling (1951)

Témoignage de Gustaw sur son expérience au Goulag, entre 1939 et 1941.

Avant Soljénistyne, Gustaw Herling y décrit la vie au Goulag, qui apparaît comme un véritable entreprise de destruction de l’humanité - une destruction morale qui précède même la destruction des corps. Le livre relate à la fois le parcours de G.H. dans l’univers concentrationnaire, ainsi que certaines caractéristiques constitutive de cette instutition : la violence des rapports, la banalité du crime, l’absence de solidarité, la déshumination, la présence de la mort.

Le but premier de tout le système de travail forcé en Russie soviétique – à tous ses stades, de l’interrogatoire à l’internement au camp, en passant par l’emprisonnement préliminaire – n’est pas de punir le criminel, mais plutôt de l’exploiter économiquement et de le transformer psychologiquement. Ce n’est pas principe que la torture est employée lors des interrogatoires, mais comme instrument auxiliaire. Le véritable objet de ces interrogatoires n’est pas d’arracher à l’accusé sa signature au bas d’un acte d’accusation fictif, mais de provoquer la désintégration complète de sa personnalité.

Au delà de la cruauté, en filigranne certains questionnements que l’on retrouve régulièrement dans son oeuvre ultérieure, en particulier dans son journal. Comment maintenir une petite parcelle d’éthique, d’humanité, de liberté dans cet environnement qui est fait pour détruire cette part de la personne ? Comment arriver à préserver, malgré tout, ce qui fait sa condition d’homme ?

Je n’appartiens moi-même ni au groupe de ceux qui, confrontés aux horreurs de la guerre, se sont trouvés forcés d’accepter la “nouvelle morale” ni à celui qui ne voit dans ces horreurs qu’une preuve supplémentaire de l’impuissance de l’homme lorsqu’il est confronté avec la puissance de Satan. J’en suis arrivé à la conviction qu’un homme ne peut être humain que lorsqu’il vit dans des conditions humaines, et qu’il n’y a pas de plus grandes absurdité que de juger sur des actions qu’il commet dans des conditions inhumaines - comme si l’eau pouvait être mesurée par le feu, et la terre par l’enfer. Mais le malheur est qu’un écrivain qui souhaite faire une description objective des camps de travail soviétiques doit descendre dans les profondeurs de l’enfer, sans chercher aucune motivation humaine derrière des actes inhumains. Et c’est de là que les visages de ses amis, morts ou peut-être encore en vie, regardent vers lui, et que les lèvres bleuies par la faim et la morsure du gel murmurent : “dis-leur la vérité sur nous. dis leur à quoi nous avons été contraints.”

La réponse de l’auteur semble passer par la préservation - au delà du danger - d’espaces intimes qui sont autant d’affirmation de sa liberté, aussi ténue soit-elle : l’espoir de revoir un enfant, la préservation d’un livre (dans ce cas particulier les souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, qui permettra à l’auteur d’inscrire son histoire personnelles dans une histoire humaine), la possibilité d’agir sur un plan qui ne pourra pas être contrôlé par le régime (une grève de la faim, qui mettra en danger celui qui la fera, à la fois parce cette grève est illégale et pourraît-être punie d’une exécution, et parce que celle-ci vient affaiblir des corps déjà proches de l’effondrement), ou encore la religion, comme il le mentionne à plusieurs reprises dans son journal

Jamais, de toute ma vie, je n’ai entendu quelqu’un prier aussi merveilleusement bien que M. Assis sur sa couchette, le visage caché dans les mains, il prononçait les paroles de ses prières murmurées avec une intonation tellement émouvante, si poignante par les larmes et la douleur qu’elles exprimaient, qu’il n’aurait pas été déplacé au pied de la Croix, plongé dans une transe d’adoration pour Celui dont le corps martyrisé n’avait jamais laissé échapper une plainte…
“Pour qui donc pries-tu aussi fort ? lui demandais-je une nuit où je ne pouvais pas dormir.
– Pour toutes l’humanité, répondit-il calmement.
– Même pour ceux qui nous gardent ici ?”
Il réfléchit pendant un moment et répliqua : “non, ceux-là ne sont pas des hommes.”.

La frontière est ténue entre les actions qui tiennent d’une forme “d’immoralité” lié à la nécessité de la survie, et celle qui fait sortir – possiblement définitivement, du champs de l’humanité, la ligne elle-même est probablement impossible à définir précisément, à tracer, floue, mouvante, incertaine. Herling en donne exemple à la fin du livre où, rencontrant un autre prisonnier lui-même échappé du Goulag. Celui-ci lui raconte son périple au travers du système des camps soviétiques, où il a été amené à dénoncer - et envoyer à une exécution certaine - deux autres prisonniers, sous la menace du NKVD.

“Tu peux parler librement. Après tout, nous avons partagé la même cellule de prison, et c’est presque comme si nous avions été à l’école ensemble, après une telle guerre…
– Il n’était pas si facile que cela de garder ce poste de contremaître dans la brigade du bâtiment. En Russie, commme tu le sais, il faut payer pour tout. En février 1942, un mois à peine après avoir avoir quitté les travaux généraux pour la baraque des techniques, je fus appelé une nuit à la Troisième Section. A cette époque, les Russes se vengeaient de leurs défaites au front jusque dans les camps. J’avais quatre Allemands dans ma brigade ; deux d’entre eux étaient complètement russifiés, et venaient des établissements de la Volga ; les deux autres étaient des communistes ayant fui les nazis en 1935. Ils travaillaient bien, et je n’avais rien contre eux, si ce n’est à la rigueur qu’ils évitaient comme la peste de se retrouver mêlés à toute discussion politique. Et bien, la Troisième Section m’a demandé de signer une déposition par laquelle je certifiais les avoir entendu parler en allemand de l’avance rapide de Hitler. Seigneur ! cette manie de vouloir liquider leurs victimes en respectant les formes légales est certainement le plus grand cauchemard de tout le système soviétique… Il ne leur suffit pas de tirer une balle dans la tête de quelqu’un, non : ce quelqu’un doit lui-même demander poliment qu’on lui fasse un procès. Il ne suffit pas d’impliquer quelqu’un dans la plus sinistre des fictions, non : il leur faut des témoins pour l’authentifier.
(…)
“J’ai choisi. Je n’en pouvais plus de la forêt, et de ce combat quotidient avec la mort ; je voulais vivre. J’ai signé. Deux jours plus tard, ils furent abattus au delà du périmètre du camp.”
(…)
“dis seulement que tu comprends…”
(…)
J’aurais sans doute éta capable deprononcer les paroles qu’il me demandait le jour où j’ai quitté le camp. Oui, j’aurais pu le faire… En 1945, j’avais déjà trois ans de liberté derrière moi, trois ans de vagabondages militaires et de batailles, trois ans de sentiments normaux, l’amour, l’amitié, la sympathie… Les jours de notre vie ne sont pas comme les jours de notre mort. J’avais retrouvé avec tant de difficultés la compagnie des hommes, et il fallait que je les abandonne volontairement ? Non, je ne pouvais pas prononcer ces paroles.

Sorrow

“Le masque de l’affliction1"


  1. Le Masque de l’Affliction, ou Masque de Tristesse (russe : Маска скорби, Maska skorbi) est un monument placé sur une colline, au-dessus de Magadan en Russie. Il commémore depuis 1996 les nombreux prisonniers qui ont souffert et sont morts dans les camps de prisonniers du goulag dans la Kolyma, une région de l’extrême Est de l’Union soviétique, durant les années 1930, 40 et 50. ↩︎