Tout passe - Vassili Grossman

· 730 mots · Temps de lecture 4min

7 octobre

Le récit d’un retour à la “vie civile” après plusieurs années de goulag, l’occasion d’une longue méditation - qui est en réalité un long réquisitoire - contre le système soviétique.

On retrouve dans ce récit des couleurs du système déjà décrit par Gustaw Herling dans Un monde à part, dans la description de ce que fait la violence des camps à l’Homme : le mensonge généralisé, la corruption des citoyens et des âmes, l’impossibilité de faire la part entre mensonge et vérité ; et l’impossibilité de juger les hommes qui vivent dans de telles conditions.

La délation, les camps, l’abjection : c’est la condition inhumaine que décrit Tout passe. Et Grossman de se dire que le fameux mot de Gorki, “L’homme, cela sonne fier !” est décidément une mauvaise plaisanterie. L’homme, tel qu’il apparaît dans Tout passe est un mouchard qui s’oublie, un fanatique qui hait “au nom de l’amour”, ne vénère que le principe abstrait et ne croit qu’en la toute-puissance du scalpel et de la guillotine. (Linda Lê, dans la préface de l’ouvrage)

J’en suis arrivé à la conviction qu’un homme ne peut être humain que lorsqu’il vit dans des conditions humaines, et qu’il n’y a pas de plus grandes absurdité que de juger sur des actions qu’il commet dans des conditions inhumaines disait Herling dans son ouvrage, Grossman pose, lui, cette cette question lancinante : qui est coupable, qui est innocent ? Ne jugeons pas à la légère. Réfléchissons sérieusement au cas de cet homme.

Mais savez-vous ce qu’il y a de plus sordide chez les mouchards et les délateurs ? Vous pensez que c’est le mal qui est en eux ?
Non, le plus épouvantable, c’est le bien qui est en eux, le plus triste, c’est qu’ils soient pleins de qualités, de vertus.
Ce sont des fils, des pères, des maris aimants et affectueux. Ils sont capables d’accomplir une bonne action, de faire des prouesses dans leur travail.
(…) Et c’est cela qui est effrayant : il y a beaucoup de bon chez ces êtres humains.
Qui juger ? La nature de l’home ! C’est elle qui engendre ces monceaux de lâcheté, de mensonges, de pusillanimités, de faiblesses. Mais c’est elle aussi qui engendre le beau, le bien, le pur.
Les délateurs et les mouchards sont remplis de vertus, laissez-les rentrer chez-eux. Mais parés de toutes leurs vertus et absous de tous leurs péchés, qu’ils sont donc abjects ! Quel est donc le mauvais plaisant qui a dit “L’homme, cela sonne fier !” ?
Non, non, ils ne sont pas coupables. Des forces obscures, des forces saturniennes les ont poussé, des trillons de pouds ont pesé sur eux. Parmi les vivants, il n’est pas d’innocents. Tout le monde est coupable et toi, accusé, et toi, procureur, et moi, qui pense à l’accusé, au procureur et au juge.

Face à la grande broyeuse soviétique, Grossman oppose deux traits, profondément humains, que le régime n’a de cesse d’essayer de chasser et de détruire. Il y a d’abord la recherche de la liberté, une liberté entière, profonde, irréductible et constitutive de la condition humaine :

Autrefois, je pensais que la liberté, c’était la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s’étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre, s’il le eut. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier, l’artiste de vivre et de travailler comme ils l’entendent et non comme on le leur ordonne. Mais ici, il n’y a pas de liberté, ni pour celui qui écrit des livres, ni pour celui qui sème le blé, ni pour celui qui fait des bottes…

Et enfin la poursuite du bonheur simple, familial, maternel : unique contrepoids à la férocité totale1

La tendresse, la sollicitude, la passion, l’instinct maternel de la femme, c’est le pain et l’eau de la vie. Et tout cela naît en elle grâce aux maris, aux fils, aux pères, aux frères. Et cela remplit la vie de l’homme parce qu’il y a des épouses, des mères, des filles, des soeurs.

Le massacre de Kichinev

Madonna of Holodomor-33 – Marusya Yarotska Holodomor Museum


  1. Simon Markish dans sa biographie sur Vassili Grossman ↩︎