Un recueil de trois textes sur la révolution d’Alexandre Soljénitsyne.
Les trois textes traitent de sujets assez différents avec un fil conducteur, celui de la révolution.
Ce que Soljénitsyne semble entendre par “révolution” n’est pas uniquement constitué du moment de bascule entre l’ancien régime et le régime nouveau. La révolution contient en elle toutes les ramifications ultérieures, conséquences directes ou indirectes, pouvant s’étendre sur des décennies : en quelque sorte, la révolution n’est pas une singularité, mais un état continu.
La révolution se caractéristique par la destruction d’un ordre ancien (AS semble assez résolument conservateur, au travers ces textes, et indéniablement anti-révolutionnaire), mais cette destruction porte en elle une dynamique interne qui peut l’empêcher de réellement arriver à construire un nouvel ordre. On retrouve l’idée d’une dynamique interne à la révolution l’entraînant vers les abimes chez Anatole France, par exemple : Les prisons regorgeaient ; l’accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les dieux avaient soif.
Comme le rappelle G. Nivat dans sa préface :
Il en résulte un essai : Deux révolutions: la française et la russe, qui nous offre une des conclusions de Soljénitsyne : toute révolution est une lave de feu dont le cours obéit à un algorithme. Au sein de celui-ci, la révolution se précipite, inéluctablement, vers le maximalisme de gauche ; l’auteur est familier des grands et petits épisodes de la révolution française, beaucoup de grands textes d’historiens français étaient traduits, en particulier Thiers et Taine, qui ont laissé leurs traces ailleurs dans son œuvre. La Russie eut elle-même ses historiens de la révolution française, en particulier Evguéni Tarlé, dont les ouvrages sur Germinal et Prairial sont évidemment présents dans la réflexion de Soljénitsyne. Mais, étrangement, le Bonaparte du même Tarlé (1936), œuvre magistrale, encouragée par Staline, mais nullement dictée par lui et qui jouissait d’une énorme popularité, semble avoir ici joué peu de rôle. Bonaparte est réduit à un rouage de cet algorithme. Et cet algorithme, c’est celui du mensonge, du petit mensonge qui devient grand, du mensonge qui commence en soi, non par des proclamations tonitruantes et criantes de fausseté, mais par l’admission du compromis, de la dérive, de la peur aussi face aux maximalistes. Mensonge et révolution sont liés.
Cette question du mensonge constitue le centre de la réflexion du premier essai du recueil “vivre sans mentir” où Soljénitsyne se demande comment il est possible de résister à la révolution.
L’outil principal de la révolution est la violence - nous pourrions dire la terreur - qui peut provoquer un effet de sidération, de peur, limitant toute résistance. D’ailleurs la révolution est trop puissante pour être combattue individuellement, et en détruisant les ordres anciens, elle peut aussi détruire les réseaux (chercher synonyme réseaux de racine souterraine) qui permettent à la société de faire société. Progressivement, l’usage de la terreur peut muer en usage généralisé du mensonge (ou, en tout cas cohabiter) - c’est une idée qu’on retrouve aussi chez Alaa El Aswany dans Le Syndrome de la dictature : Dans une dictature, il y a toujours une contradiction entre ce qui est annoncé et la vérité, entre ce qui est hypothétique et la pratique, entre les mots et les actes. Rien dans une société autoritaire ne rapproche l’apparence de son essence.
Soljénitsyne se demande ainsi comment résister à la machine de terreur et de mensonge (il parle ici à partir d’un contexte soviétique stalinien) et sa proposition est à la fois d’une simplicité enfantine - Soljénitsyne la qualifie de résistance des couards - et d’une exigence terrible : il faut, individuellement, refuser de mentir ou de propager ce qu’on pense être un mensonge.
Il y a en effet toujours de bonnes raisons de se prêter au jeu du mensonge : la peur, l’envie d’une promotion, la recherche de la tranquilité, vouloir plaire ou même plus simplement, souhaiter ne pas déplaire. C’est à ce penchant qu’il faut résister. La résistance doit prendre une forme individuelle : dans une société révolutionnaire, qui a donc travaillé à la destruction toutes les formes de sociabilisation collective “traditionnelle”, l’action de résistance ne peut en effet être qu’individuelle : les structures collectives anciennes n’existent plus et ont été remplacées par des structures d’essence révolutionnaires, seules à être autorisées à prospérer et perdurer et qui ne peuvent bien évidemment pas porter une quelconque résistance. Cette forme de résistance, qui peut apparaître comme modeste, peut toutefois aboutir à une transformation collective en désamorçant l’arme du mensonge utilisée par le régime en la dévoilant.
LE MENSONGE.
Quand la violence fait irruption dans la vie paisible des hommes, son visage flamboie d’arrogance, elle porte effrontément inscrit sur son drapeau, elle crie : « JE SUIS LA VIOLENCE! Place, écartez-vous, ou je vous écrase ! » Mais la violence vieillit vite, encore quelques années et elle perd son assurance, et, pour se maintenir, pour faire bonne figure, elle recherche obligatoirement l’alliance du mensonge.
Car la violence ne peut s’abriter derrière rien d’autre que le mensonge, et le mensonge ne peut se maintenir que par la violence. Et ce n’est ni chaque jour, ni sur chaque épaule que la violence pose sa lourde patte : elle n’exige de nous que notre obéissance au mensonge, que notre participation quotidienne au mensonge et c’est tout ce qu’elle attend de ses loyaux sujets. Et c’est là justement que se trouve, négligée par nous, mais si simple, si accessible, la clef de notre libération: LE REFUS DE PARTICIPER PERSONNELLEMENT AU MENSONGE ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI !
Et cela, c’est une brèche dans le cercle imaginaire de notre inaction - pour nous : la plus facile à réa-liser, pour le mensonge : la plus destructrice. Car lorsque les hommes tournent le dos au mensonge, le mensonge cesse purement et simplement d’exister.
Telle une maladie contagieuse, il ne peut exister que dans un concours d’hommes.
Nous ne sommes pas appelés à - nous ne sommes pas mûrs pour - aller sur la place publique et proclamer à grands cris la vérité, et dire tout haut ce que nous pensons tout bas. Ce n’est pas pour nous, cela fait peur.
Mais refusons au moins de dire ce que nous ne pensons pas !
Voilà donc notre voie, la plus facile, la plus accessible, étant donné notre couardise organique et enracinée, c’est une voie bien plus facile (chose terrible à dire) que la désobéissance civique à la Gandhi.
Notre voie : NE SOUTENIR EN RIEN CONSCIEMMENT LE MENSONGE
Alexandre Soljenitsyne en 1953