Censure et vérité
Dans sa préface à La paix soit avec vous, Simon Markish évoque le régime de censure sous le régime soviétique, et comment ce régime - qui est en réalité pour une grande part plus un processus de réécrituredu qu’un mode de censure a proprement parler (même s’il existait également une censure au sens propre du terme).
En effet, au delà de l’organe central de la censure, chaque texte, avant publication dans une revue, était également repris par les éditeurs desdites revues, qui pouvaient encore ajouter une étape de réécriture. Par exemple La paix soit avec vous a pu être relu, partiellement réécrit à plusieurs reprises, en fonction des priorités politiques du moment, et même de la zone géographique où la revue est publiée :
On imagine aisément, par exemple, que, sur le plan politique, les passages antistaliniens devaient être laissés intacts : en 1962-1963, après le XXIIe Congrès du parti, qui avait expulsé la dépouille de Staline du mausolée sur la Place Rouge, et jusqu’à la chute de Khrouchtev, il n’y avait pas de raison d’y toucher ; par contre, en 1965 (Erevan), il devint préférable de le supprimer, et en 1967 (Mouscou), c’était une nécessité.1
Ainsi, un livre et ses manuscrits peuvent varier de façon significative au fil des relectures et publications, ce qui ne vais pas sans difficulté pour reconstituer une oeuvre particulière.
Grossman a souffert de la censure assez tôt comme le montre cet échange avec Maxim Gorki dès 1934 déjà cité ici suite à son récit Glükauf sur la vie des mineurs dans le Dombasse, jugé “contre révolutionnaire2
– [VG] J’ai écrit ce que j’ai vu en vivant et en travaillant durant trois ans dans la mine Smolianka II. J’ai écrit la vérité. Cette vérité peut-être dure. Mais la vérité ne peut jamais être contre révolutionnaire.
– [MG] Il ne suffit pas de dire : “j’ai écrit la vérité”. L’auteur doit se poser deux questions : premièrement, quelle est cette vérité ? Deuxièmement : à quoi elle sert ? Nous savons qu’il existe deux vérités et que, dans notre monde, la vile et sale vérité du passé prédomine quantitativement. Mais cette vérité est en train d’être remplacée par une autre vérité qui est née et continue de grandir. On ne peut rien comprendre sans considérer la lutte entre ces deux vérités. (…) L’auteur voit très bien la vérité du passé, mais il ne sait pas vraiment quoi faire avec. Il décrit fidèlement l’ignorance des mineurs, leurs bagarres, leur ivrognerie, tout ce qui prédomine dans son champ de vision. C’est, bien sûr, une vérité, une vérité répugnante et douloureuse. C’est une vérité contre laquelle nous devons lutter et que nous devons extirper sans merci.
La censure à son égard se poursuit avec l’interdiction du livre noir et enfin “l’arrestation” du manuscrit de Vie et Destin. Pour une juste cause aura également connu de nombreuses réécritures : dans sa postface, Robert Chandler évoque jusqu’à 3 versions publiées, ainsi que Onze versions – certaines complètes, d’autres partielles – [qui] ont été déposées aux Archives d’Etat de littérature et d’art de Moscou.
Anatoli Botcharov, résume ainsi ce “parcours du roman” : “entre 1949 et 1952, à la suite des réunions du comité de rédaction, le texte a été modifié en fonction des commentaires d’un grand nombre de lecteurs internes et de conseillers, de rédacteurs et d’autorités de toutes sortes, littéraires ou non. C’est pur miracle si le roman, trituré, martyrisé, rafistolé, rapiécé, a été sauvé par son auteur de la destruction que lui promettaient la démagogie, les oeillères et les excès de prudence.
Dans le roman Pour une juste cause, Vassili Grossman reprend la dialectique des deux vérités dans la bouche de ses personnage et propose une réponse à Maxim Gorki :
– Oh mon Dieu, dit Jenia avec un soupir, au fond, je ne dis pas le contraire, c’est vrai, tout ça, c’est beau et je te suis à fond. Mais tu parles des gens, on dirait qu’ils ont été mis au monde par des rédacteurs de journaux et non par des femmes. Je sais que c’est comme ça, les usines, mais tu prends un ton… Du coup, on n’y croit pas vraiment… Avec toi, on se sent toujours devant un solgan, et moi, je n’ai pas envie de peindre des slogans.
Maroussia l’interrompit.
– Ca vaudrait peut-être mieux que tes peintures mystérieuses auxquelles personne ne comprend rien. Mais je sais ce que tu vas dire, tu vas encore nous sortir la vérité de la vie. Faut-il t’expliquer qu’il existe deux vérités, une vérité du réel, qui nous est imposée par notre maudit passé, et une autre vérité du réel, qui vaincra la première ? C’est dans cette vérité du futur que je veux vivre, moi.
– Tu veux te détourner de la vie ?
– Et toi, tu refuses de voir la forêt derrière les arbres. C’est aussi une position stupide.
– Tu te trompes, Maroussia, dit Sofia Ossipova. Je te dirai en tant que chirgurienne : il n’y a pas deux vérités, il n’y en a qu’une. Quand je coupe une jambe à un homme, il n’y a pas deux vérités. Si on commence à jouer à deux vérités, ça ira mal… A la guerre, surtout dans une situation aussi tragique, il n’y a qu’une vérité, elle est amère et pourtant salvatrice. Quand les Allemands entreront à Stalingrad, tu verras qu’à courir deux vérités à la fois, on risque de rater les deux et d’y laisser sa tête.
Cette censure soviétique atteint son climax lors de la confiscation des manustrits de Vie et destin, épisode qui fera souffrir Vassili Grossman qui verra toutes ses tentatives de récupérer son oeuvre mises en échec. Dans une longue lettre à à Khrouchtchev où il cherche à comprendre les raisons de cette interdiction et demande la “libération” de son livre, il écrit notamment :
Je voudrais vous livrer mes pensées en toute sincérité. Tout d’abord, je dois vous dire une chose : je n’ai pas trouvé de mensonge dans mon livre. J’y ai écrit ce que je croyais être la vérité, le résultat de mes pensées, de mes sentiments, de mes souffrances et, depuis, je n’ai pas changé d’avis.
(…)
Les méthodes utilisées pour garder secret ce qui est arrivé à mon livre ne sont pas des méthodes de luttre contre le mensonge, la calomnie. Ce n’est pas le mensonge que l’on combat de la sorte, mais la vérité. (…)
Je vous prie de rendre la liberté à mon livre, je vous prie de faire en sorte que ce soient des rédacteurs qui me parlent de mon livre et non pas des collaborateurs du Comité pour la Sécurité de l’Etat.
Ma situation actuelle, ma liberté physique n’a pas de sens, ne correspond pas à la vérité, puisque le livre auquel j’ai consacré ma vie se trouve, lui, en prison et puisque je l’ai bel et bien écrit, je ne l’ai pas renié. Cela fait douze ans que je me suis attelé à l’écriture de ce livre. Je considère toujours que j’ai dit la vérité, que j’étais mû par l’amour, la compassion, la foi dans l’homme. Je demande la liberté pour mon livre.3
La fontaine Barmaleï après le bombardement du 23 août 1942.
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extrait issu de la préface de La paix soit avec vous, régidée par Simon Markish. ↩︎
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extrait de cet excellent article de la revue commentaires : Vassili Grossman ou la littérature à l’épreuve de la vérité ↩︎
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extrait issu de recueil souvenir et correspondance, déjà évoqué dans ce billet ↩︎