Dans son ouvrage Une rencontre, dans l’article intitulé Les listes noires ou divertimento en hommage à Anatole France, Milan Kundera évoque l’écrivain Anatole France, et plus particulièrement Les dieux ont soif.
Milan Kundera s’amuse de cette forme de mondanité très particulière au petit monde culturel français d’affirmer ses goûts par conformisme plus que par réelle connaissance des oeuvres ou des écrivains, créant un univers qui, loin d’affirmer un culture critique propre, montre en réalité un conformisme très marqué, finalement plus risible qu’enviable. Cet univers est composé d’un ensemble d’artistes et d’oeuvres à aimer ou à détester inconditionnellement (les listes noires), non pas en raison de leur qualité propres, mais comme condition nécessaire pour montrer que l’on fait partie du groupe.
N’importe quel écrivain, quelque soit son talent ou son statut dans la république des lettres est susceptible de tomber dans une de ces listes noires - Kundera cite par exemple Dante ou Shakespeare, et la volatilité de celles-ci n’a d’égale que leur inconsistance. Elles ne constituent pas un jugement artistique, elles sont en réalité un marqueur d’appartenance, de grégarité. Kundera voit ce trait de caractère comme la continuation des salons littéraires de l’ancien régime, forme de mondanité aristocratique, où le sens de la formule - si possible vacharde - comptait plus que le fond du propos.
Ainsi, Anatole France, qui a été un écrivain acclamé de son vivant, a rejoint une de ces listes noire sous l’impulsion de Paul Valery, devenant au mieux ignoré, au pire moqué, indépendamment de ses mérites propres.
Milan Kundera ayant découvert Anatole France en Tchécoslovaquie où il a pu forger son goût indépendamment des mondanités, a lui découvert Les dieux ont soif sans porter les a priori des cercles littéraires français ; il a été captivé par ce roman qu’il voit non comme une dénonciation de Gamelin, mais comme un mystère : comment un jeune artiste, furieusement honnête, doué, a t’il pu devenir le monstre qu’il est devenu ? Ce monstre est-il présent en chacun de nous ? Se révèle t’il dans des circonstance particulières ? Comment des monstres de ce types peuvent-il générer cette forme particulière de fascination, voire d’admiration ? Ce questionnement est encore actuel, comme on peut le voir, encore aujourd’hui, dans les réactions suite au massacre sauvage de communauté entières d’Israeliens par le Hamas ?.
Il voit dans le roman d’Anatole France un certain nombre de traits constants au moment révolutionnaire, dans la course folle vers la sauvagerie de Gamelin, évidemment, mais aussi dans l’antagonisme entre Gamelin et Brotteaux - Gamelin le révolutionnaire, Brotteaux qui ne se pose pas comme contre révolutionnaire, mais comme un homme qui refuse de croire, qui cultive son scepticisme, son immoralisme. C’est un antagonisme que Kundera affirme avoir également vu dans les sociétés communistes d’où il vient lui même ; tout comme la présence anecdotique du jeu de carte révolutionnaire (dont un avatar a, semble t’il, aussi existé dans les régimes communistes), ou enfin, l’aveuglement éclatant des révolutionnaires face à l’indifférence à leur combat du monde qui les entoure.
Sagissant plus particulièrement des dieux ont soif, Kundera fait l’hypothèse que la mauvaise réception du roman vient vraisemblablement du fait qu’il vient percuter un des mythes constitutifs de l’identité politique française : le caractère sacré de la Révolution française. En lisant le roman, le lecteur français peut-être tenté d’y analyser les intentions, traquer le positionnement politique de l’auteur, plutôt que de lire le roman pour lui-même.
L’Iliade s’achève longtemps avant la chute de Troie, au moment où la guerre est encore indécise et où le fameux cheval en bois n’existe même pas dans la tête d’Ulysse. Car tel était le commandement esthétique stipulé par le premier grand poete épique : tu ne laisseras jamais coïncider le temps des destins individuels avec le temps des evénements historiques. Le premier grand poème épique fut rythmé sur le temps des destins individuels.
Dans Les dieux ont soif, Gamelin est décapité dans les mêmes jours que Robespierre, il périt au même moment que le pouvoir des Jacobins ; le rythme de sa vie est plaqué sur le rythme de l’Histoire. Dans mon for intérieur, reprochais-je à France d’avoir transgressé le commandement d’Homère? Oui. Mais plus tard, je me suis corrigé. Car l’horreur du destin de Gamelin, c’est justement cela : l’Histoire a avalé non seulement ses pensées, ses sentiments, ses actions, mais même le temps, le rythme de sa vie; il est l’homme mangé par l’Histoire; il n’est qu’un remplissage humain de l’Histoire; et le romancier a eu l’audace de saisir cette horreur.
Je ne dirai donc pas que la coïncidence du temps de l’Histoire et du temps de la vie du protagoniste est un défaut de ce roman; pourtant, je ne nierai pas que c’est son handicap ; parce que la coïncidence de ces deux temps invite le lecteur à comprendre Les dieux ont soif comme un « roman historique », une illustration de l’Histoire. Piège inéluctable pour un lecteur français, puisque, dans son pays, la Révolution est devenue un événement sacré, transformé en débat national qui s’éternise, divise les gens, les oppose les uns aux autres, de sorte qu’un roman qui s’offre comme une description de la Révolution est immédiatement mâché par ce débat insatiable.
Voilà ce qui explique pourquoi Les dieux ont soif a toujours été mieux compris hors de France qu’en France. Car c’est le sort de tous les romans dont l’action est trop étroitement collée sur une période délimitée de l’Histoire; spontanément, les compatriotes y cherchent un document de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu ou passionnement debattu ; ils se demandent si l’image de l’Histoire donnée par le roman répond à la leur ; ils essayent de déchiffrer les opinions politiques de l’auteur, impatients de les juger. La façon la plus sûre de manquer un roman.
Car, chez un romancier, la passion de connaître ne vise ni la politique ni l’Histoire. Que peut-il encore découvrir de neuf, un romancier, sur les événements décrits et discutés dans des milliers de livres savants de toutes sortes ? Aucun doute que la Terreur chez France a l’air affreuse, mais lisez bien le dernier chapitre qui se passe en pleine euphorie contre-révolutionnaire! Le joli dragon Henry, celui qui avait dénoncé des gens au Tribunal révolutionnaire, rayonne de nouveau parmi les vainqueurs! Les muscadins stupides et fanatisés brûlent un mannequin représentant Robespierre et pendent l’effigie de Marat à la lanterne. Non, le romancier n’a pas écrit son roman pour condamner la Révolution mais pour examiner le mystère de ses acteurs, et avec lui d’autres mystères, le mystère du comique qui s’est faufilé dans les horreurs, le mystère de l’ennui qui accompagne les drames, le mystère du cœur qui se réjouit des têtes coupées, le mystère de l’humour en tant que dernier refuge de l’humain…
Le triomphe de la guillotine - Nicolas-Antoine Taunay