Ce court essaie s’interroge sur les réactions qui ont eu lieu au lendemain du pogrom, avant même la réaction de l’Etat d’Israel.
La première chose que nous avons dite dans ces premières heures [du 7 octobre] ne consistait pas tant en des mots qu’en des cris de jubilation. Ceux d’entre nous qui ont vécu leur vie avec et à travers la question de la Palestine ne pouvaient pas réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d’assaut le checkpoint d’Erez : ce labyrinthe de tous en béton, d’enclos et de systèmes de surveillance, cette installation consommée de canons, de scanner et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux à la domination d’un autre peuple dans lequel j’ai jamais pénétré – tout d’un coup entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l’occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier d’étonnement et de joie ? (Andreas Malm)
L’interrogation est la suivante : comment se fait-il que ces massacres, alors même qu’ils ont été diffusés en temps réel par leurs auteurs, par un mouvement qui ne cache pas ses intentions génocidaires, aient pu provoquer non pas un élan de compassion, mais des réactions de déni fleurtant parfois avec une forme de négationnisme, voire de joie ou de jubilation mauvaise au moment même où ils se déroulaient ? Qu’est-ce qui peut expliquer que ces réactions ont été plus particulièrement marquées dans les milieux progressistes et dans une partie du monde universitaire ?
L’hypothèse de l’auteur est que ces réactions ont été rendues possibles grâce à un “système de pensée” qui tend à plaquer une structure pré-établie, une grille de lecture fermée - un “système de pensée décolonial” (le terme est de moi) - à tous les événements, sans tenir compte compte des faits, des circonstances, de leur complexité et de leur historicité.
Ce système de pensée s’ancre dans le développement d’un mélange de théories plus ou moins bien articulées où l’on retrouve différents auteurs et écoles de pensées (qu’on retrouvera plus ou moins dans l’ouvrage de Yasha Mounk, The Identity Trap) qui peuvent se caractériser de la façon suivante :
- Pantextualisme et pouvoirisme : les faits sociaux n’existent pas en tant que tel mais sont en réalité révélés grâce à l’analyse, la déconstruction des discours et des textes. Cette déconstruction permet de révéler les structures de pouvoir et de domination. Ici, tout est affaire d’interprétation des textes, il s’agit d’une herméneutique : la réalité des contextes ou encore l’intention des auteurs devient secondaire. Seuls le texte et l’interprétation de celui qui l’analyse prime sur la réalité du monde ou des faits sociaux : il convient de traquer dans les textes, et les textes seuls, les phénomènes de pouvoir et de domination ; tous les rapports sociaux pouvant être réduits à cette grille binaire. Ce faisant, la critique sociale prends une posture essentiellement morale.
Marx avait situé le pouvoir dans la propriété, dans les moyens de production et le contrôle des termes du contrat de travail. Pour Max Weber, le pouvoir était défini par la capacité de prendre des décisions pour les autres et (ou) d’affecter leur comportement. Les deux conceptions du pouvoir sont empiriques et font la distinction entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. Les pouvoirisme ne veut pas et ne peut pas faire cette distinction, parce que le pouvoir est vu comme constitutif de toutes les relations sociales.
- La super critique s’ancre dans cette vision unilatérale du monde. Tout est texte et signe, les faits eux même, ou la notion de vérité n’importe plus. Les affirmations sont vraies parce que la grille interprétative est vraie, et non parce qu’elle permettent d’approcher la vérité, ou parce qu’une confrontation au phénomène décrit permet d’en constater la véracité, ou du moins une forme de d’alignement.
La critique déconstructiviste est très différente : elle ne fait plus de distinction entre science et mythe. Les incohérences ne sont pas évaluées selon une logique externe au texte, mais rendues cohérentes par une logique intratextuelle, la réalité cessant d’être une source de confrontation avec les mythes et le langage. Si tout est texte, la distinction même entre mensonge et vérité devient obsolète.
- Enfin, les structures itinérantes, qui permettent de nier l’agentivité des acteurs d’un conflit (ou de toute situation sociale) pour y plaquer une grille de lecture pré-établie, décontextualisée, anhistorique, qui peut être utilisée quelle que soit la situation, le contexte. Les différents acteurs d’un conflits ne sont plus analysés en fonction de leur volonté ou de leur actions, mais sont prédéterminés à être “dominés” ou “oppresseurs” de par leur nature même.
Parce que la structure était fondamentalement sous-tendue par le pouvoir, elle avait désormais la lourde tâche d’expliquer toutes les indignités humaines. Le sexisme, le capitalisme, le racisme, la surveillance disciplinaire et l’orientalisme sont devenus des structures d’oppression, se réfletant et se prolongeant les unes des autres. Associés à l’analyse du pouvoir, les structures sans agent devenaient des agents d’oppression fixes, invisibles, puissantes.
Ces quatre notions s’articulent les unes avec les autres au point de former un système de pensée fermé, infalsifiable et produisant une forme de moralisme plus que de connaissance ; elles ont construit, particulièrement au sein des sciences sociales, une autorité traquant les traces de pouvoir et de domination au sein de tout phénomène social.
La diffusion de ce modèle de pensée au sein des science sociale s’est par ailleurs trouvée en congruence avec deux phénomènes - de nature historique - provoquant un regard particulier envers les juifs et les Israeliens, permettant le déferlement de réactions constatées au matin du 8 octobre.
D’une part, la différence de trajectoire entre les populations juives au sein des sociétés occidentales après la seconde guerre mondiale. S’il ne fait aucun doute que les juifs ont été l’objet de discriminations nombreuses, le choc du génocide et l’évolution de certaines législations (l’auteur indique que jusqu’à la fin des années 50,beaucoup d’universités US plaçaient des quotas d’admissions envers les étudiants juifs). Lorsque ces quotas ont été levés, la mobilisation sociale des juifs a été importante. A contrario, la mobilité sociale des afro-américains a été plus faible, heurtée, à la fois pour des raisons historiques propres à la nature des discriminations envers les noirs aux US et parce que les injustices envers les noirs américains ont été abordées par le versant de la discrimination positive. De même le génocide des juifs a pu bénéficier d’une attention mémorielle que la question des crimes de l’esclavage n’a pu obtenir que plus difficilement (peut-être encore aujourd’hui). Cette situation et son évolution a pu faire entrer les juifs dans la catégorie des “dominants” dans la grille de lecture décoloniale.
De façon similaire, l’évolution des trajectoires entre arabo-musulmans immigrés en France a pu créer une lecture similaire : tandis que les juifs ont pu connaître une trajectoire sociale ascendante, les populations immigrées des anciennes colonies ont connu des destins plus tragiques et difficiles (voire odieux), s’inscrivant dans l’histoire coloniale (pour accéder à la nationalité française, les musulmans devaient renoncer à certains de leur principes issus de l’islam : polygamie, mariage d’une enfant, etc.) : gretthoïsation, discriminations. La gauche s’est emparée de cette situation touchant les immigrés - de façon tout à fait légitime, les discriminations et les injustices étant réels, délaissant peu à peu son imaginaire économico-social.
D’autre part, une bascule intervient lorsque l’Union soviétique, après avoir brièvement soutenu le projet sioniste et la création d’Israel, assimile celui-ci à un projet impérialiste, à la fois par antiaméricanisme, en réactivation d’un antisémitisme russe historique, et le fruit d’une campagne interne lourdement antisémite (le complot des blouses blanches). Cette campagne antisémite a pu entrer en résonance avec un antisémitisme déjà bien ancré dans le monde arabo-musulman (dont on peut encore voir les traces aujourd’hui).
En effet, Hassan Al-Banna, fondateur des frères musulmans (dont se réclame le Hamas) a par exemple été traducteur de Mein Kampf (traduit par Mon Jihad), les liens entre les frères musulmans et les nazis ont été nombreux et profonds (voir l’ouvrage de Matthias Kuntzel Jihad et haine des juifs) faisant le Hamas une sorte d’héritier direct de la mouvance Nazie (et il suffit de lire la charte du Hamas de 1988 pour y voir un certain nombre de similitudes assez frappantes, en effet).
Ainsi, peu à peu, la figure du prolétaire est remplacé par celle du musulman - et par ricochet celle du Palestinien - dans un certain nombre de discours et dans un certain nombre de causes soutenues. L’exemple de la révolution Iranienne est un exemple assez significatif : l’ayatollah Khomeini sera décrit comme un résistant, anti-impérialiste et anticapitaliste, dans une alliance contre nature entre une partie de la gauche et un régime ouvertement réactionnaire, théocratique et lourdement criminel (dont la gauche locale fera d’ailleurs les frais, une fois la révolution consommée).
Ces mouvements islamistes, iraniens et frères musulmans auront bien compris leur intérêt à s’appuyer sur cette grille de lecture décoloniale pour faire avancer leur intérêt et leur vision du monde. D’oppresseurs, ils peuvent s’afficher libérateurs. De criminels, ils deviennent résistants. D’impérialistes - et l’Iran ne cache pas ses ambitions régionales, à travers ses différents proxys (Hamas, Hezbollah, Houtils) il deviennent anti-coloniaux.
“il n’y a pas de mal dans de telles circonstances si les intérêts des Musulmans coïncident avec ceux des socialistes dans la lutte contre les croisés, malgré notre ferme conviction qu’ils sont des infidèles” (Ben Laden, 2003)
Les palestiniens étant victimes, ils ne peuvent être bourreaux. Les juifs étant dominants, ils ne peuvent être victime. Si un massacre de juifs a été réalisé par des musulmans, ceci ne peut être qu’un acte de résistance visant à se libérer d’une action d’oppression. Il s’agit ici de préserver l’intégrité de la grille de lecture, la structure itinérante, au mépris de l’intention génocidaire affichée du Hamas, et des victimes du massacre.
Ainsi, la Haine manifestée vis-à-vis des victimes s’est transformée en vertu, c’est une haine de libération, qui devient légitime aux yeux de ceux qui la professent.
Le massacre des innocents - Raphael.