Dans le Marxisme de Marx, Raymond Aron fourni une anecdote assez significative quant à rapport à l’oeuvre de Karl Marx.

Un excellent collègue américain m’a dit récemment qu’il voulait écrire un livre sur trois sociologues français, don le premier était Montesquieu, le deuxième Tocqueville et le troisième Élie Halévy. Il se demandait s’il devait ajouter un quatrième chapitre contemporain sur moi-même. Je lui ai dit que c’était peut-être une bonne idée et que je n’avais pas d’objection, puisque j’ai écrit quelque part que, si j’avais le droit de me comparer à ces grands hommes, je me situerais dans leur lignée. Mais je lui ai aussitôt dit: « Ne vous faites aucune illusion, je n’ai jamais lu Montesquieu dans ma jeunesse, je n’ai jamais lu Tocqueville non plus à cette époque de ma vie ; quant à Élie Halévy, si je l’ai d’abord mal connu à titre de penseur, je l’ai très bien connu à titre d’ami. Ces trois hommes que vous me proposez comme illustres ancêtres, je les accepte bien entendu et très timidement, mais je ne les ai rencontrés qu’une fois que ma pensée a été formée. C’est alors que j’ai découvert que j’avais quelque parenté avec eux. » Ceux avec lesquels on se trouve proches parents ne sont pas nécessairement ceux qui contribuent à former une pensée et, ai-je ajouté: « Si vous cherchez quels penseurs ont influé sur moi, évidemment celui qui vient en première ligne, c’est Marx. Cela fait trente-cinq ans que je discute avec lui ». Or, il est vrai que je n’ai jamais été marxiste, mais il est vrai aussi que j’ai commencé mes recherches de philosophie sociale par la lecture du Capital. J’ai cherché pendant un grand moment à me convaincre que Marx avait raison, parce que j’y voyais de gros avantages à d’autres propos. Je n’ai pu y parvenir. Alors je ne suis pas devenu marxiste. Cela dit, il n’existe pas d’auteur que j’ai autant lu et qui m’ait autant formé que Marx et dont je n’ai cessé de dire du mal. Tout cela simplement pour illustrer cette proposition banale, mais très souvent oubliée par les historiens de la pensée : l’influence ne se mesure pas au degré de parenté, elle se mesure à l’importance qu’un penseur a eue pour un autre.

A travers cette anecdote, Raymond Aron qu’il y a une différence entre connaître et admirer, admirer et se sentir proche - même intellectuellement. Il est peut-être plus fructueux d’être dans une sorte de confrontation loyale avec une pensée discordante, envers laquelle on est en désaccord, que de chercher à être l’alter-ego envers une personne ou une pensée qu’on admire. On retrouve une posture similaire chez Karl Popper, telle qu’il l’a décrit dans A la recherche d’un monde meilleur : c’est dans l’altérité et la conversation loyale qu’on peut tracer un chemin vers la vérité, pas dans l’affirmation parfois bigote d’une appartenance.

L’écriture

« Yôshû Chikanobu, « Vraies beautés, n° 20 – L’écriture » », 1897