Les Perles de Vermeer. Journal écrit la nuit (1986-1992) - Gustaw Herling.
La suite du Journal écrit la nuit
Gustaw Herling (1919-2000) est un écrivain polonais, fait prisonnier en 1939 par le NKVD, ce qui lui vaudra une expérience des camps de travail soviétiques, dont il s’échappe pour rejoindre la résistance polonaise. Il relate ses expérience dans un livre Un monde à part (écrit en 1952, et publié en 1985), A l’issue de la guerre, il s’installe à Naples et tient un journal, le Journal écrit la nuit dans lequel , qui tient du recueil de chroniques sur des sujets très variés : littérature, politique, peinture, nouvelles, la question de l’homme face au mal, journal qui possède une tonalité très peu intime.
Le présent recueil, les perles de Vermeer est le second volet de ce journal, suivant Journal écrit la nuit (publié chez L’arpenteur). A ma connaissance, la suite du journal n’a pas été publiée en France.
Quelques entrées qui m’ont intéressé à la lecture. Une telle liste est nécessairement un peu arbitraire, elle reflète mon état du moment et ne prétend pas donner une vision significative de la tonalité ou des sujets abordés par le journal ; une autre lecture dans un an fera peut-être ressortir d’autres traits, une lecture par quelqu’un d’autre, sans aucun doute. La tonalité semble plus sombre que le précédent opus, plus régulièrement traversée par la question de l’homme face au mal et aux régimes totalitaires, c’est essentiellement autour de cette thématique que les extraits repris ici porteront (mais pas uniquement)
Le 19 janvier 1987, Un texte que j’ai lu hier dans le mensuel Encounter pourra témoigner que je ne suis pas tant “éloigné” que ça ni conditionné par le proche voisinnage de la Sicile. George Urban, le spécialiste des grandes interviews, a pris dns le feu croisé de ses questions la célèbre chanteuse russe, Galina Vichnievskaïa, épouse de Mstistlav Rostropovitch, émigrée (elle et son mari ont été déchus de la nationalité soviétique) depuis diw ans à peine. La manière dont l’image du système soviétique calqué sur la mafia se faufile dans ses réponses confine à l’obsession. “L’union soviétique est un pays de non-droit, ou plus exactement un pays où le droit est dicté d’en haut par les gouvernants. La Russie est gouvernée aujourd’hui par une seule grande mafia à multiple ramification. Ses tentacules atteignent tous les recoins, le moindres fentes. […] Une classe gouvernante de type mafieux à l’échelle nationale, une mafia classique jusqu’aux parrains compris…”
On retrouve cette idée d’un état Russe de mafieux dans comprendre le poutinisme de Françoise Thom, état mafieux qui se traduit par une organisation centrée autour du parrain, et par une langue du pouvoir qui est celle bandits (c’est du moins le souvenir que j’en ai, ceci mériterait vérification)
Le 16 août 1987, Gustaw Herling dessine une petite biographie de Marina Tsvetaïeva très émouvante
Le 20 janvier 1988, il relate les circonstances du décès de Chalamov. Sur une vitre de la voiture mortuaire qui emportait la dépouille de Chalamov, le chauffeur avait collé une image de Staline
Le 07 mars 1988, il évoque la façon dont les circonstances exceptionnelles, littéralement inhumaines, peuvent broyer l’humanité des individus. Ici dans le cadre du blcus de la ville de Léningrad, mais ce sujet est également repris plusieurs fois dans le journal, par le biais des régimes totalitaires, en particulier de la survie dans les camps. Kotchina ne mentionne pas la “résistance de la nature humaine”. Dans son journal, la moralité de la ville assiégée est exprimée d’une façon différente : “il y a sans doute une limite à la résistance physique. U%ne fois qu’il l’a franchie, l’homme devient insensible à tout sauf à sa propre souffrance. On peut attendre héroïsme, générosité, désir de faire le bien de la part d’un homme rassasié ou de celui qui est affamé depuis peu. Alors que nous, nous avons connu une faim qui nous a humilié, écrasés, qui a fait de nous des bêtes. Vous qui viendrez après nous, et qui lirez peut-être ces mots, soyez indulgents envers nous !”. Ce thème est présent à plusieurs reprises dans le journal, et Gustaw Herling précise également que les personnes dotées d’une conscience religieuse sont mieux armées pour résister à cette forme de destruction de la bonté. J’y ajouterais une certaine résonnance avec Nuit d’Edgar Hilsenrath, c’est également un propos qui rejoins, en miroir, la lecture du Cas Grossman de Simon Markish selon qui Grossman montre une forme de résistance de l’homme dans sa capacité d’amour et de bonté, quelles que soient les circonstances. Cette capacité est vue comme un ultime bastion que les régimes totalitaires ne peuvent pas atteindre. Peut-être le peuvent-ils, finalement.
Le 22 février 1990, un long développement sur la vie et la peinture de Caravage.
“Caravage - Madeleine repentante - (1593-1594)"
Le 27 septembre 1990, “L’utile petite encyclopédie du totalitarisme de Jan Jozef Szczepanski gagnerait beaucoup à être complétée, à une place de choix, par l’entrée “la Peur”. C’est un des piliers du totalitarisme, quelle qu’en soit la couleur, si essentiel qu’en son absence la construction commmence à craquer. Les Chefs l’ont appris chez Machiavel. La réponse de Staline à la question de savoir s’il préférait que les hommes lui obéissent pour des motifs idéologiques ou par peur a l’air de sortir du Prince : “Par peur, parce que les idéaux passent, la peur reste”. Même chez les totalitaires d’un rang inférieur, comme Mussolini ou Franco, répandre la peur est une opération préliminaire incontournable.
Le 06 octobre 1990, un long développement sur la vie et la peinture de Rembrandt.
“Rembrandt - Autoportrait avec béret et col droit - (1659)"
Le 10 mars 1991, En parlant des camps soviétiques, Todorov ne réserve pas une place suffisante à Chalamov, bien qu’il le cite, disant que “les camps étaient un grand examen moral auquel avaient échoué quatre-vingt-dix-neuf pour cent des prisonniers” (hélàs, il ne reprend pas la seconde partie de la phrase de Chalamov : dans ce pourcentage, les hommes croyants représentaient la plus grosse partie). En attendant, la lecture de face à l’extrême m’a convaincu que Chalamov (et non pas Soljenitsyne), du côté soviétique, et Primo levy, du côté hitlérien, avaient le mieux compris les “camps totalitaires”. Chalamov est mort dans un “internat pour psychocroniques” où il avait été transféré d’une maison de vieillards invalides. Primo Levy s’et suicidé il y a quelques années.
Le 10 mars 1991, un long développement sur la vie et la peinture de Vermeer.
“Johannes Vermeer - Vue de Delft - (1659-1660)"
Le 06 novembre 1991, Vitalij Chentalinski pénétra dernièrement à l’intérieur des “archives littéraires” du KGB (avec l’accord des policiers “néo-libéraux”). Il examina entre autre “l’affaire Babel”. Tout d’abord, il faut renoncer à la légende de sa mort dans un camp en 1941. Il fut tué d’une ball (à l’arrière du crâne) le 27 janvier 1940, au bout d’un “procès” de vingt minutes dans la prison de Boutyrki (trois juges siégant dans le bureau de Beria). Ses interrogatoires et la sentence avaient été dramatiques. Tout d’abord, Babel répondit aux juges d’instruction avec beaucoup de désinvolture, donnant des noms d’amis et de relations (en général, des noms d’hommes connus) comme s’il ne réalisait pas le danger, comme s’il voulait railler, ridiculiser l’acte d’accusation (trotskisme et diffamation de la Cavalerie rouge). Lorsqu’il comprit enfin qu’il n’éviterait pas la balle, que de son propre gré il s’était placé dos au mur du cachot souterrain, il fut pris de panique à l’idée des gens qu’il avait impridemment impliqués dans son “affaire”. En se débattant jusqu’au dernier moment, en réclamant des rectificatifs, il n’avait qu’un seul but : exclure, écarter les autres, rester seul à regarder en face le sort qu’on lui réservait. Regarder en face ? Il était myope à un point tel que sans ses lunettes il voyait à travers un brouillard, et c’est ainsi, privé de son acuité du regard, qu’il vit sa propre exécution.
Le 23 février 1992, un long développement sur la vie et la peinture de Ribera.
“José de Ribera - La Communion des Apôtres - (1651)"
Et en conclusion, le 24 avril 1992, C’est comme si George Steiner résumait l’essentiel à ma place : “vous affirmez - dit le journaliste - qu’un roman, une symphonie, un tableau ne peuvent pas atteindre les sommets si leur auteur n’est pas animé par la question de l’existence ou de l’absence de Dieu. Une indifférence métaphysique absolue conduirait-elle à la mort de l’art ?” George Steiner : “Leopardi est l’exemple d’un grand artiste athée, un exemple rare, peut-être unique. Rimbaud ne l’est pas, qui pousse des cris contre Dieu. De Parternak et Brodsky à Kafka, des formes diverses du sentiment religieux se manifestent nettement. Le grand art mourrait le jour où triompherait une philosophie pragmatique considérant la métaphysique comme inutile, sans influence sur l’artiste, indifférente. L’athéisme vrai, le sentiment de l’absence (de Dieu) est tout autre : c’est attendre Godot quand il est celui qui ne vient pas… L’attente est un immense espace de l’imaginaire ; il est stupide de dire qu’elle est une divagation inutile.”
“Johannes Vermeer - La Jeune Fille à la perle - (1665)"
une des perles de Vermeer
liens :
- deux portraits de Gustaw Herling publiés dans Le Monde : Gustaw Herling, le Polonais napolitain et Gustaw Herling-Grudzinski
- une lecture des perles de Vermeer : Gustaw Herling: La part de l’ombre
- un article sur le Journal écrit la nuit : Le réalisme moral de Gustaw Herling
Points à approfondir (peut-être plus tard, probablement jamais, mais ce sont des sujets auquel je pense en écrivant la chronique) :
- L’histoire de la revue Kultura, une revue littéraire et politique, maison d’édition, crée par des émigrés polonais au lendemain de la guerre. On y retrouve, outre Gustaw Herling, des écrivains contributeurs tels que Czesław Miłosz ou encore Witold Gombrowicz. Une liste des contributeurs à la revue est disponible sur leur site.