Une analyse de l’oeuvre de Marx, par Raymond Aron.
Dans le Marxisme de Marx, recueil de conférences de Raymond Aron sur l’oeuvre de Karl Marx qui ont pour ambition d’analyser et de comprendre ce qu’est le marxisme, au delà des multiples interprétations et réinterprétations dont il a fait et fait encore aujourd’hui l’objet.
Une qualité de l’oeuvre de Marx, dit Raymond Aron, c’est qu’elle peut être expliquée en cinq minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle. Elle se prête, en effet, à la simplification du résumé en une demi-heure, ce qui permet éventuellement à celui qui ne connaît rien à l’histoire du marxisme d’écouter avec ironie celui qui a consacré sa vie à l’étudier (RA).
Ainsi, l’ambition de Raymond Aron était, au travers ces conférences, de proposer une lecture de Marx tel que Marx envisageait lui même son travail. De comprendre ce qu’il dit, ou essayer de comprendre ce qu’il a voulu dire en essayant de s’extraire des innombrables interprétations et tentatives de transition vers le communisme qui ont pu émailler le XXe siècle.
L’oeuvre de Marx est scindée en deux périodes relativement distinctes, une période de jeunesse qui va jusqu’en 1948 - date de publication du Manifeste du parti communiste, période pendant laquelle Marx a pu aborder différents sujets et proposer des positions et des écrits pouvant parfois être contradictoires, suivi d’une période “de maturité”, centrée sur la production du Capital, et durant laquelle la production est philosophiquement plus homogène.
Raymond Aron considère qu’il ne faut pas regarder les écrits de jeunesse comme étant potentiellement en contradiction avec sa période de maturité : il s’agit en réalité, de son point de vue, d’une période de formation intellectuelle, peut-être plus fragmentaire, parfois inachevée, mais qui sont les essais (et parfois erreurs) d’un esprit en formation abordant différents domaines avant de se centrer sur la critique de l’économie politique.
Le Jeune Marx s’inscrit dans le champs intellectuel de son époque (Ricardo, Hegel), et, c’est le pari de Aron, on retrouve au travers son cheminement de pensée, les germes de ce qui fera sa grande oeuvre, Le Capital.
Sa pensée - l’interprétation de l’économie de l’histoire - s’articule autour de plusieurs grands principes structurants.
Tout d’abord, l’histoire est le produit d’une nécessité, indépendante de la volonté des hommes ; elle est déterminée par l’organisation de la société, en particulier son organisation économique, ses forces de production (l’infrastructure) : c’est elle qui anime les grands mouvement historiques. Cette infrastructure détermine également toute l’activité humaine, juridique, politique, la philosophie, les façons de penser (la superstructure) : les hommes, les agents de l’histoire ne peuvent faire que ce que le système productif leur permet de faire : ils sont déterminés par cette organisation économique.
Les grands mouvements historiques - en réalité les révolutions - sont donc le produit nécessaire, déterministe de la capacité d’une société à produire et de l’organisation de ses moyens de production : ceux-ci, inévitablement génèrent une tension - une contradiction - au sein de la société, via la distribution de revenus, dans une dialectique exploiteurs/exploités ; c’est ici que se situe la lutte des classes, classes qui ne peuvent que s’opposer dans la captation de cette richesse économique.
Dans ce contexte de modèle de l’histoire, il devient essentiel de comprendre le régime économique, puisque celui-ci détermine l’ensemble de l’organisation de la société, actuelle et future ; si l’histoire est déterminée, l’action est néanmoins nécessaire pour parachever son avènement, via la révolution. Prendre conscience de ces structures - et des injustices qui lui sont inhérentes - est l’aiguillon par lequel celle-ci arrive. Ce point est peut-être le plus difficile à saisir : la nécessité de la révolution n’appelle pas à la passivité en attendant que celle-ci arrive. C’est la critique, le dévoilement, de l’organisation du système économique qui est une condition nécessaire pour pouvoir agir en révolutionnaire. Il y a un dialogue, une continuité entre pensée, prise de conscience et action (révolution). Il faut “critiquer-agir”, non pas simplement pour boulverser, mais pour réaliser ce qui en est la rationalité1.
« La réforme de la conscience consiste uniquement à donner au monde conscience de sa conscience, à l’éveiller du rêve dans lequel il est plongé à son propre sujet, à lui expliquer ses propres actions. Tout notre objectif ne peut consister, comme c’est d’ailleurs le cas dans la critique que Feuerbach fait de la religion, qu’à revêtir d’une forme humaine consciente les questions religieuses et politiques.
« Notre devise doit donc être : réforme de la conscience non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mystique, inintelligible à elle-même, qu’elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. Il apparaîtra alors que depuis très longtemps le monde possède le rêve d’une chose dont il doit maintenant posséder la conscience pour la posséder réellement. Il apparaîtra qu’il ne s’agit pas d’un très grand trait suspensif entre le passé et l’avenir, mais de la mise en pratique des idées du passé. Il apparaîtra enfin que l’humanité ne commence pas une tâche nouvelle, mais achève son ancien travail en en ayant conscience » (KM)
Pour conclure cette (première ?) note, il est frappant de constater à quel point cette structure de pensée résonne de façon assez fortement avec tout l’attirail idéologique “woke” (que l’on qualifiera ainsi par soucis de simplicité et de paresse, dont on peut retrouver quelques éléments ici ou là, avec toutes les limites et trappes partisanes que porte ce terme). La dialectique exploiteur/exploité aura été remplacé par une dialectique dominant/dominé, et l’infrastructure sur laquelle se construit cette dialectique s’appuie maintenant sur des questions races/identité/religion ; néanmoins la trame argumentative présente de grandes similitudes
« Lénine arrivant à Petrograd » - Vladimir Lyubimov
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Ce sont ici les mots de Raymond Aron eux-même. ↩︎