La végétarienne, Han Kang

Le portrait d’une amérique oubliée

L’actualité conduit à relire ce récit autobiographique du nouveau Vice Président américain. Vance dresse ici le portrait assez touchant d’une Amérique pauvre, dure, loin du rêve américain, où tout le monde semble proche de se noyer, mais dont, malgré tout certains arrivent à s’extraire, à l’image de l’auteur.

L’enfant Vance vit dans un univers familial très instable et violent où il est difficile pour un enfant de se construire un avenir. Il est même très difficile d’embrasser et de comprendre son présent.

Les adultes me demandaient tout le temps si j’avais des frères et sœurs. Je détestais cette question. Quand vous êtes gosse, vous ne pouvez pas agiter la main et répondre: «C’est compliqué», puis passer à autre chose. Et, à moins d’être un sociopathe particulièrement habile, vous ne pouvez pas mentir sans cesse. Pendant un certain temps, j’ai donc répondu poliment, promenant mes interlocuteurs dans le labyrinthe de relations familiales auquel je m’étais habitué. J’avais un demi-frère et une demi-sœur naturels que je n’avais jamais vus, car mon père biologique avait renoncé à ses droits sur moi. J’avais de nombreux demi-frères et demi-sœurs, mais seulement deux du côté de mon beau-père du moment. Sans oublier la femme de mon père biologique, qui avait au moins un enfant, que je devais peut-être compter, lui aussi. Parfois, je m’interrogeais sérieusement sur le sens des mots «frère» et «sœur»: les enfants d’un précédent mariage du mari de votre mère entraient-ils dans cette catégorie? Au total, je pouvais avoir jusqu’à une dizaine de frères et sœurs par alliance.

L’activité économique, tirée par une seule grande usine, se ferme peu à peu, sous l’effet d’une mondialisation pas toujours heureuse, laissant la communauté sans ressources, à la dérive, rongée par le désoeuvrement qui pousse à une forme de désespoir, de résignation, et pour certains, dont la mère de Vance, à la drogue. Cette résignation est profondément intégrée par les enfants, qui ne voient aucun autre avenir possible que dans la continuation de leur présent, renonçant même à envisager de pouvoir améliorer leur sort.

Pourtant, personne n’avait le sentiment que ne pas faire de bonnes études serait une honte ou aurait des conséquences néfastes. Ce n’était pas exprimé clairement: les enseignants ne nous disaient pas que nous étions trop stupides ou trop pauvres pour y arriver. Mais c’était partout autour de nous, comme l’air que nous respirions. Dans nos familles, personne n’était allé à l’université: Les amis, les frères et sœurs plus âgés, malgré les maigres perspectives de travail, tous étaient heureux de rester à Middletown. Nous ne connaissions personne qui fréquentât un établissement prestigieux dans un autre État, mais avions tous parmi nos relations un jeune adulte avec un mauvais boulot ou pas de boulot du tout.

Il est difficile de lire ce livre aujourd’hui sans s’interroger sur le parcours qui de son auteur, qui le fait partir de du portraitiste bienveillant d’une communauté en difficulté jusqu’à devenir le chien de garde menaçant d’un trumpisme triomphant ; à cet égard, le livre ouvre plus de questions qu’il ne propose de réponse.

Si on y lit un auteur capable de s’indigner - parfois vivement - contre les systèmes d’aides et de soutiens sociaux qui peuvent avoir comme effet de résigner et, d’une certaine façon piéger, ceux qu’ils sont censés soutenir, Vance met aussi en lumière dans son livre les blessures qu’infligent une enfance passée dans ce contexte de violence et de déstructuration et reconnaît que certains ne puissent pas s’en remettre, ou très difficilement. Tout le monde ne démarre pas dans la vie avec les mêmes armes et les mêmes chances et si, Vance fait preuve lui même d’un courage et d’une force de travail exemplaire dans son parcours, il ne dénie pas que celui-ci ait pu se déployer, aussi, en raisons de circonstances, de rencontres, de proches, qui sont venu percuter son destin autrement tracé et qui peuvent tenir du hasard, de la chance. Le travail et la volonté sont des facteurs déterminants, mais ils ne sont peut-être pas tout.

Je découvris également comment les gens trompaient le système d’aide sociale. Ils achetaient des sodas, deux packs de douze qu’ils payaient en bons alimentaires, puis ils les revendaient à un magasin discount contre des espèces. Ils séparaient leurs achats en deux, réglant la nourriture avec les bons alimentaires, et la bière, le vin, les cigarettes en espèces. Ils s’écartaient souvent de la file d’attente à la caisse pour parler dans leurs téléphones portables. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi notre vie à nous était un combat quotidien, alors que ceux qui vivaient des largesses du gouvernement s’offraient des délices dont je ne pouvais que rêver.
Une des clés, peut-être est dans cette colère omniprésente, mal contenue, diffuse et explosive, résultat d’un isolement et d’un ressentiment lié au fait que la communauté a la sensation de ne plus être partie prenante de l’histoire américaine. Rien ne nous reliait au noyau dur de la société américaine. L’histoire se fait sans eux, peut-être même contre eux, comme le montre l’effondrement économique de leur petite ville ; ceux qui la font, ceux qui ont du succès, semblent littéralement faire partie d’un autre monde, à la fois très proche, mais auquel ils ne peuvent pas, ou plus, avoir accès.
Le président Obama a fait ses débuts en politique alors que beaucoup de gens dans ma communauté commençaient à croire que, dans l’Amérique moderne, la méritocratie n’avait pas été forgée pour eux. Nous savons que nous sommes en train d’échouer. Nous le voyons tous les jours: dans les faire-part de décès d’adolescents sur lesquels la cause de la mort est spectaculairement omise (lire entre les lignes: overdose), sur le visage des minables avec qui nos filles perdent leur temps, Barack Obama frappe en plein cœur de nos faiblesses. C’est un bon père, ce que beaucoup d’entre nous ne sont pas. Il porte un costume pour aller travailler, alors que nous mettons un bleu de travail quand nous avons la chance d’avoir un emploi. Sa femme nous explique que nous ne devrions pas donner certains aliments à manger à nos enfants et nous la détestons pour ça - pas parce qu’elle a tort, mais parce que nous savons qu’elle a raison.

Cette colère, qui n’est pas sans objet, mais qui est sans réelle cible, irrigue tout le récit et toutes les relations : à l’intérieur des familles, envers les proches, envers les institutions, envers l’univers. C’est peut-être cette colère là que Trump a réussi à capter, à donner un sens, un débouché. Débouché qui peut nous sembler, et ce n’est pas sans fondement, délirant, plein de fureur et de mensonges, violent, mais qui, peut-être vaut mieux à leurs yeux, qu’une certaine forme de mépris ou de condescendance.

The Hatfield clan (1897)

The Hatfield clan (1897)

Selon wikipedia : l’emploi du terme hillbilly en dehors des Appalaches a commencé après la guerre de Sécession, quand la région des Appalaches a été de plus en plus délaissée par les changements technologiques et sociaux affectant le reste du pays. Avant la guerre, les Appalaches n’étaient pas très différentes des autres régions rurales du pays, mais après, la frontière se déplaçant vers l’ouest, la région a gardé ses caractéristiques de zone frontière, et sa population en vint à être considérée comme arriérée, encline à la violence et touchée par la consanguinité du fait de son isolement. Alimenté par de récentes histoires de querelles de montagnards, comme celle des Hatfield-McCoy (en) dans les années 1880, le stéréotype du hillbilly s’est développé au tournant du siècle.