Dans “A la recherche d’un monde meilleur”, recueil de conférences de K. Popper, une lettre est également publiée, abordant, parmi d’autres sujets, la question de l’éthique de la recherche scientifique et du travail intellectuel.
Cette lettre, intitulée “contre les grandes phrases” aborde en particulier le sujet de la responsabilité de l’intellectuel, et de la façon dont celle-ci doit se traduire dans son travail.
Tout intellectuel a une responsabilité bien spécifique. Il a le privilège et le loisir de se consacrer à l’étude. Ce qui en fait l’obligé de ses congénères (ou de “la société”) : il leur doit de leur exposer les résultats de ses études sous la forme la plus somple et la plus claire et la plus modeste. Le pire – le péché contre le Saint-Esprit – c’est quand les intellectuels essayent de poser aux grands prophètes devant leurs congénères et leur en imposer avec des philosophies oraculaires. Qui ne peut s’exprimer clairement et simplement doit se taire et continuer à travailler jusqu’à ce qu’il puisse parler clairement.
Parmi les idées qui sous-tendent cette série de conférences tournent on trouve une idée principale qui est que la recherche scientifique est une affaire d’ignorance avant d’être celle de la connaissance : l’étendue de ce que nous ignorons est infinie, alors que nous connaissances sont parcellaires, infinitésimales. Ceci doit amener le scientifique à une posture d’humilité - ce qu’ils savent n’est rien comparativement à ce qu’ils ignorent ;
Il faut peut-être préciser ce qui est entendu ici par ignorance, celle-ci est en effet consubstantielle à l’idée de savoir. Si l’on considère le savoir comme une hypothèse explicative du monde (possiblement sur un périmètre très limité de celui-ci), celui-ci ne reste qu’une hypothèse, une approximation, qui, aussi proche soit-elle de la vérité, ne permet pas d’affirmer que cette hypothèse est la vérité avec certitude (et sans doute, nous ne le pourrons jamais), et la recherche de la connaissance consiste en la formulation de nouvelles hypothèse, plus pécises, ou plus enveloppantes qui rapproche la connaissance de la vérité. Par ailleurs, de nouveaux savoirs “ouvrent” également le champ de l’inconnu, en faisant apparaître des problèmes et questions nouvelles. Il ne faut cependant pas confondre cette incertitude avec le relativisme : toutes les connaissances sont incertaines, dans une certaine mesure (que nous ne pouvons que difficilement évaluer), mais toutes les hypothèses ne se valent pas. Et l’évaluation de la valeur de ces hypothèses passe par la délibération, l’échange, la confrontation loyale, c’est à dire, le pluralisme critique, la concurrence entre les théories : l’hypothèse approchant le mieux la vérité est meilleure qu’une autre s’en éloignant.
De cette situation devrait résulter une forme d’humilité chez l’intellectuel, humilité qui est régulièrement trahie par une tendance aux discours amphigouriques, alambiqués ou inutilement complexe, trait que l’on retrouve plus particulièrement dans le domaine des sciences sociales.
Ce que j’ai appelé le péché contre le Saint-Esprit – la prétention des trois quarts des gens cultivés –, c’est cette manière de mouliner de grandes phrases, d’affecter une sagesse que nous ne possédons pas. La recette : tautologies et trivialités épicées de non-sens paradoxal. Une autre recette : écris dans un style boursouflé bien obscur, en y ajoutant ici et là une pincée d’idées triviales. Le lecteur y prend goût, flatté de trouver dans un livre si “profond” des pensées qui lui étaient déjà venues. (Ainsi que chacun peut le voir aujourd’hui : ils sont à la mode, les nouveaux habits du roi !)
Il résulte de cette tendance à la boursouflure une impossibilité à réellement évaluer le discours, à la fois parce qu’il peut prendre un tour pseudo-scientifique, habilement masqué derrière un raisonnement dont le caractère apparemment complexe impressionne, mais dont le contenu est en réalité inconsistant : par exemple, nous pouvons tomber sur quelque lettre qui nous montrera que le savoir dont disposait Charlemagne était tout autre que celui présupposé dans notre analyse. A l’opposé, les hypothèses de type psychologique échappent à la critique, ou peu s’en faut
Pour pallier à ce risque, l’intellectuel peut - et doit - s’astreindre à rendre son travail intelligible, clair, aussi simple que possible.
Vous le savez, je suis un adversaire de Marx ; mais parmi celle de ses nombreuses observations qui forcent mon admiration, il y a celle-ci : “sous sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode allemande…”
Elle l’est encore.
Ce qui excuse que je ne rentre pas dans cette discussion, mais préfère travailler à formuler mes idées le plus simplement possible. Souvent, ce n’est pas facile.
Saint Jérôme écrivant par Le Caravage