Variation sur les Ténèbres - Gustaw Herling
Ouvrage composé de 3 nouvelles, élégantes, et d’un entretien avec Edith de la Héronnière, sur le sujet du mal.
L’intérêt du livre est plus situé dans l’entretien clôturant l’ouvrage que dans les nouvelles elles-même, même si la lecture de ces dernières est tout à fait plaisante, et abordent, chacune à leur maninère, le sujet finalement approfondi. Gustaw Herling aborde le sujet selon différents angles, individuels, collectif, le mal de société, jusqu’au déchaînement des folies qui ont endeuillé le XXé siècle (et dont il a été une victime, un acteur, ayant directement connu les camps soviétiques puis membre de la résistance au sein de l’armée polonaise).
Sa vision s’articule autour de trois questions, la première - dans le cadre d’une des nouvelles - concerne la description du mal, l’exposition : que peut-on en dire, ne pas en dire, faut-il tout montrer ? Il fait ici preuve d’une certain pudeur, d’une certaine discrétion qui n’est pas celle d’une personne cherchant à ignorer son existence ou ses manifestations.
Le témoignage occupait environ soixante-dix pages dactylographiées et il était traduit, à l’usage de la presse mondiale, en anglais, français, allemand et italien. Le rédacteur de Sud m’avait envoyé la version italienne, avec cette annotation : “à retourner pour être conservé dans les archives de la rédaction.” Je passerais évidemment sur les “détails” dont le témoin avait parsemé son récit avec tant de prodigalité, avec ce désir de se faire mal. Depuis longtemps, je suis d’avis (opinion de plus en plus souvent négligée, si ce n’est raillée, par la presse et la télévision, aussi bien que dans la littérature) qu’il existe une limite infranchissable à ce qu’on a le droit de dire aux hommes sur l’homme. (Beata Santa)
Pour G. Herling, l’expression du mal doit passer par l’expérience de la littérature, à même de montrer - plus que par l’impudeur d’un relai journalistique, l’extrême imbrication du bien et du mal.
l’essentiel, c’était – et ça demeure – le Mal en soi.
Je ne sais plus à quel écrivain célèbre on doit cette affirmation que la littérature est une médiation sur la mort. J’y ajouterais : et sur la puissance du mal. Dans les deux cas, la littérature s’efforce de comprendre l’incompréhensible, saisir l’insaisissable, éclairer si peu que ce soit le “noyau des ténèbres”. Mais le plus souvent, en littérature, tout se passe comme si une ligne de démarquation distincte séparait la vie de la mort, le Bien du Mal. Alors que pour moi l’important – si difficile à pénétrer –, c’est, et ça a toujours été, la zone limite, la “ligne d’ombre” de Conrad, la survie immobile au milieu d’éléments aux aguets. La mort accessible à l’expérience immédiate n’existe pas, elle n’existe pas en dehors des limites de la vie. Le Mal n’est pas au loin, en dehors des frontières du Bien. Ici règne la loi de l’osmose.
La seconde questions abordée, est celle de qualification du Mal : qu’est-ce que le mal, comment le définir, où le trouve t’on ? Une conception souvent répandue est celle d’un Mal qui est une sorte de dérèglement du Bien, un phénomène qui survient lorsque le Bien est absent ou déréglé.
Un été, est venu me voir un jeune étudiant du séminaire religieux supérieur de la ville polonaise de Pelpin, pour une brève interview. Ce qui l’intéressait, c’était mon attitude par rapport au Mal, car il avait lu mes livres. Selon lui, jeune séminariste, le Mal était l’absence de Bien. Cette manière de considérer le Mal, comme absence de Bien est très répandue chez les catholiques, qui l’envisagent comme une sortre de désordre né de rapports incorrects ou imprécis entre les éléments du Bien : si les éléments du Bien ne sont pas en ordre, alors survient le Mal.
Mais cette conception ne permet pas de saisir le Mal comme étant une “force” en soit, avec sa propre autonomie, sa propre dynamique, sa persistance. Gustaw Herling considère au contraire que le Mal possède une existence propre, il est une part du monde - de sa dimension humaine - qui lui permet de se régénérer, malgré les grands drames du 20e siècle et les “plus jamais ça”
C’est une vision philosophique dialectique. Si le Mal existe, il fait exister le Bien.
Non. Il y a un grand essayiste polonais qui dit justement que le Mal est une dimension du monde. Il ne disparaît jamais. On ne peut imaginer un monde dans lequel il n’y aurait pas le Mal. On peut vaincre le Mal. Mais le Mal a une grande capacité à se régénérer. Même vaincu, il se régénère. En fait, celui que nous avons vu à notre époque, ce Mal social effrayant, avec ces millions de personnes gazées, assassinées, etc. est en train de se réactiver. Une nouvelle génération grandit qui n’a pas connu cette guerre, mais qui fait des choses terribles. Pensez à ce garçon qui jette des pierres sur les voitures et dit : “je ne veux pas détruire les voitures, mais tuer les personnes.”
Il se pose la question, dans ce contexte de savoir comment Enfin, comment résister, à ce mal, à son existence. Herling propose deux voies, non exclusives - la foi religieuse et la solitude.
J’ai lu récemment des écrits de Chalamov. Non pas les Récits de la Kolyma, mais son autobiographie. J’ai été heureux de découvrir que, pour lui, l’arme principale dans la défense contre le Mal est la solitude – car Chalamov croyait, d’une certaine façon, en l’existence du Mal après toutes ces années passées dans le camp de la Kolyma.
Je m’en suis moi-même rendu compte alors que j’étais très jeune. J’avais vingt et un ou vingt-deux ans. J’ai su instinctivement que le seul moyen de m’en sortir, dans ce qui m’arrivait, au coeur de ce Mal terrible que l’on avait créé avec les camps de concentration était la solitude.
En fait, il y avait deux manières d’y survivre. La première était la foi religieuse. Et Chalamov était parfaitement athée, bien que le fils d’un prêtre orthodoxe, le reconnaissait aussi. Un ou deux pour cent des personnes qui se sont sorties des camps staliniens, qui ont conservé une certaine dignité morale, était des hommes qui avaient une conviction religieuse.
Chalamov, lui, s’en est sorti par la solitude. Il essayait d’être seul le plus souvent possible. Moi, j’ai fait de même. J’ai recherché la solitude chaque fois que j’ai pu. J’avais des amis, mais je me sentais plus armé que j’étais seul. Par exemple, lorsque tous allaient dormir, je ne m’endormais pas. Je restais seul et éveillé. J’ai intitulé un chapitre d’Un monde à part “la tombée de la nuit”. Les prisonniers, en dormant, étaient tous très agités par leur rêves. Je les écoutais et ne pouvais m’endormir. J’étais alors heureux d’être seul durant quelques heures. Pour moi, c’étaient les plus beaux moments.
Pour d’autres, c’était le contraire. Au camp, il y avait d’étranges phénomènes. Par exemple, il y avait un aveugle qui dormait le plus possible parce que dans ses rêves il cessait d’être aveugle. En fait, il n’était pas aveugle de naissance et il retrouvait son identité d’origine dans son sommeil. Moi, je la retrouvais en ne dormant pas.
La solitude était alors une vraie défense contre le Mal.
“Goya - Le Sabbat des sorcières (1798) “
liens
- Sur l’épreuve du mal et le livre de Job, l’émission répliques du 27 mai 2023 penser le mal
Points à approfondir (peut-être plus tard, probablement jamais, mais ce sont des sujets auquel je pense en écrivant la chronique) :
- la conception du bien et du mal dans le manichéïsme. “La sensibilité de Herling est manichéenne et telle est aussi la métaphysique sous-jacente de son oeuvre. Mais le manichéïsme n’est pas un culte du mal. Il admet l’existence de deux principes nettement séparés, et dont l’affrontement remplit l’histoire du monde, du Bien et du Mal, de la lumière et des ténèbres” - Krysztof Pomian, dans la préface au journal de Herling.