Le monde d’hier

Une histoire de la finance.

C’est un roman polyphonique qui explore la meme histoire de points de vue différents, ceux-ci venant à se contredire, se compléter, parfois s’annuler. Il reste de ces quatre récits une impression d’incomplétude, d’incapacité à saisir la vérité d’un homme et de son épouse, leur vie, leur histoire, qui sont réduits à autant de récits, de point de vue, intéressés ou non.

Ce n’est pas une enquête ni un roman noir, mais le lecteur est curieusement mis sous ce patronage :

Les romans policiers sont devenus une obsession. D’abord ce fut Conan Doyle, S. S. Van Dine et Agatha Christie. Ces livres (et une bibliothécaire sympathique) ont conduit à d’autres. Dorothy Sayers, Carolyn Wells, Mary Rinehart, Margery Allingham. Jusque tard dans mon adolescence, ce sont ces femmes qui, en l’absence de ma mère, se sont occupées de moi.
J’étais réconfortée par la notion d’ordre dans leurs romans. Tout commençait par le crime et le chaos. Même la raison et le sens étaient remis en question les personnages, leurs actions et leurs motifs semblaient incompréhensibles. Mais après un bref règne de l’illégalité et de la confusion, l’ordre et l’harmonie étaient toujours restaurés. Tout devenait clair, tout était expliqué et le monde se remettait en place. Ce qui me procurait une paix prodigieuse. Et, peut-être encore plus important, ces femmes me montraient que je n’avais pas à me conformer aux stéréotypes du monde fémi-nin. Leurs histoires ne se cantonnaient pas aux idylles amoureuses et au bonheur domestique. Il y avait de la violence dans leurs livres - une violence qu’elles contrôlaient. Ces écrivaines me montrèrent, par leur exemple, que je pouvais écrire quelque chose de dangereux. Elles me montraient qu’être fiable et obéissante ne garantissait aucune récompense : les attentes et les exigences du lecteur étaient là pour être délibérément déçues et subverties. Ces écrivaines ont été les premières à me donner envie de devenir écrivaine à mon tour.

Il n’y a pas réellement de crime ici, mais le lecteur est mis en position d’enquêter sur un personnage à travers les différents récits et points de vue, qui se percutent, se précisent, se contredisent parfois. Ces différents récits et leurs auteurs ont par ailleurs leur propres projets, leur propres ambitions et leur propres moyens ; le lecteur doit, lui, naviguer et tenter de se former une image, tout en se méfiant de lui-même, de l’image qu’il voudrait voir se former. Il ne pourra, en revanche, jamais vraiment trouver d’harmonie.

Qui est donc l’auteur de ce roman qui exhibe la vie de ce mystérieux financier dans la première partie du livre ? Quel est son objectif ? Pourquoi ce récit ? Est-il exact, mensonger ? les autres documents, témoignages, journaux qui suivent ce récit viendront à la fois éclairer et obscurcir ; les motivations des personnages restent obstinément obscures, de même que leur parcours réel. A chaque fois que le lecteur pense tenir une piste, une intuition qui éclaire sa vision, une autre vient la contredire, dans un jeu de cache cache déroutant.

Par ailleurs, la réalité et les récits ainsi relatés sont déformés par et grâce au pouvoir donné par la fortune d’un des protagonistes, par sa force d’attraction qui permet à celui qui la possède de manipuler les esprit, par flagornerie ou par crainte ; qui change, presque par sa simple existence, le regard que l’on porte sur celui qui la possède.

La fortune crée aussi des ombres ; personne n’est véritablement soi-même en sa présence : celui qui l’a possède souhaite maîtriser son récit, son histoire, son héritage - y compris par la menace. Celui qui s’en approche peut être envieux, intimidé, effrayé, mais il ne peut pas être vraiment lui-même, être sincère, authentique. La fortune des autres déforme les relations, et finit par déformer les personnages - et le lecteur - qui s’en approchent.

Une fois, à l’époque où je travaillais à la boulangerie, j’avais surpris une conversation amusante entre deux clients résignés. « Il existe un monde meilleur, avait dit un homme. Mais c’est plus cher. » Ce mot d’esprit m’est resté, non seulement parce que c’était une approche radicalement différente des visions utopiques de mon père, mais aussi parce qu’elle soulignait la nature irréelle de la richesse, qui m’a été confirmée durant la période que j’ai passée auprès de Bevel. Je n’avais jamais convoité aucun de ces luxes. Ils m’avaient intimidée et mise en colère, oui, mais, par-dessus tout, ils me donnaient l’impression d’être importune et étrangère. Comme si j’étais une Terrienne incongrue, seule dans un monde différent - un monde plus cher qui, en outre, se considérait comme supérieur.
Ce soir-là cependant, dans la voiture de Bevel, j’ai ressenti pour la première fois le froid vertige du luxe. Je n’en ai pas été seulement témoin; je l’ai ressenti. Et j’ai adoré.

On ne saura pas à l’issue de la lecture si l’argent corrompt tellement les âmes mais on aura une forme de certitude qu’il est un obstacle à la recherche de la vérité.

Grant Wood, American Gotic

Grant Wood, American Gotic