Souvenirs et correspondance - Vassili Grossman - (2023).
Un portrait en forme de biographie rédigé par Fiodi Guber - son fils adoptif - élaboré à partir de la correspondance et d’archives familiales de Vassili Grossman (ou du moins celle étant en sa possession, la question des archives de l’écrivain n’est pas très claire depuis que le manuscrit a été « arrêté »).
Le 25 juillet 2013, le site du FSB de Russie informait du transfert du roman Vie et destin des archives du FSB aux Archives centrales de littérature et d’art. Cet acte cynique a été qualifié de “cérémonie” dans les commentaires des médias nationaux. Le ministre de la culture de la fédération de Russie, qui y était présent, a exprimé sa vive reconnaissance au FSB qui n’a pas détruit le manuscrit (il aurait pu le faire, en effet !). Un gradé du FSB à la grosse tronche a attendri l’assistance en disant que “malheureusement, cette oeuvre a été publiée pour la première fois en Suisse en 1980 et non pas dans notre pays”. Il regrette ! il ose ! […] Non, bien sûr, il ne faisait pas partie de ceux qui l’ont confisqué, sans aucune cérémonie, lors de la perquisition en février 1961.
Le livre suit un parcours quasi chronologique (Les jeunes années, la guerre, l’arrestation de vie et destin, Un des intérêt du livre - même s’il ne fait pas l’objet d’un récit en tant que tel, est de suivre le parcours de la relation entre Grossman et le régime soviétique via la correspondance de l’auteur, avec ses connaissance et différents acteurs du régime, sous Staline d’abord, puis avec ses successeurs ; qui se cristallise autour de l’arrestation du manuscrit de Vie et Destin.
En effet, si le début de la carrière de Vassili Grossman s’inscrit sous le patronage du régime soviétique, membre de l’association officielle des écrivains soviétiques ; les grincements apparaissent pourtant assez tôt : il est proposé pour le prix Staline pour son second roman Stepan Koltchougine, mais est rayé de la liste par Staline lui même. Les raisons de ce refus sont un peu obscures, des soupçons de sympathie mechevik portées sur Staline ? Le fait que Vassili Grossman soit juif ? En tout cas, l’écrivain l’évoque assez peu dans ses lettres, se contentant d’évoquer sa déception.
Il est également confronté à l’arbitraire et autoritaire du régime assez tôt mais semble le prendre de façon assez légère, voire insouciante, comme s’il n’avait pas encore saisi la nature du régime, même si le ton marque à la fois de l’inquiétude et de l’incompréhension face à la situation de Nadiejda Moïsseïvna Almaz, évoquée dans quelques lettres
21 avril 1933.
[…] Un événement s’est produit - non, pas un ennui, mais un vrai malheur : Nadia a été arrêtée. Comment ? Pourquoi ? Aucun de nous n’arrive à le comprendre, mais voici bientôt trois semaines qu’elle est enfermée à la prison intérieure de l’OGPOU, nous espérons qu’il s’agit d’un malentendu absurde et qu’il va s’éclaircir d’un instant à l’autre. […].
D’ailleurs, les perquisiteurs ont posé des questions sur moi, ont noté toute ma biographie, etc. Ils ont aussi pris un bout de ma nouvelle, je ne pense pas que ce soit pour la publier. Mais après l’inattention des rédacteurs, je suis très flatté par une telle attention […]
Mai 1933.
[…] Il y a à peu près cinq jours, Nadia a été exilée à Astrakan. Aujourd’hui, on a reçu son télégramme, elle est bien arrivée. Elle est reléguée pour deux ans, exclue du parti. Pour quelle raison ? Je l’ignore. […]
La guerre semble marquer un tournant dans sa relation avec le régime, sans qu’il soit évident de raccrocher cette évolution à un événement particulier. Vassili Grossman a été correspondant de guerre pour l’Étoile rouge (Krasnaïa Zvezda), le journal de l’Armée rouge. Il a couvert le front de Stalingrad, puis l’avancée de l’armée rouge jusqu’à Berlin
Dans le bourg de Landsberg, près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. A Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l’impérialisme allemand, tandis qu’ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se transpercent les uns les autres, sautant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naïtre. C’est éternel, indéracinable.
La rupture se cristallise autour de deux épisodes, le premier concerne la publication du livre noir, destiné à documenter le projet de destruction des juifs par les Nazis
A la fin de 1943, Vassili Grossman s’attelle au livre noir sur l’assassinat des Juifs durant la seconde guerre mondiale. Ainsi qu’il l’explique en tant que président de la commission pour la création du livre noir lors de la réunion du comité antifasciste juif qui se tient le 25 avril 1946, “les tâches de la commission étaient les plus diverses : organisation du matériau (les auteurs étaient dispersés à travers le territoire), recherche de témoins, prise de contact, réception des documents […] ; puis, traitement littéraire des matérieux, travail rédactionnel, choix des illustrations […] On ne pouvait repousser la création du Livre noir car les rares survivants sont, pour la plupart, très fragiles après les supplices qu’ils ont subis et risques de disparaître rapidement. Les jours de certains sont comptés, d’autres quittent les lieux pour différentes destinations. Notre seconde tâche consistait à rassembler des matérieux à l’appui de l’acte d’accusation contre les fascistes allemands. C’est pourquoi je me suis engagé dans ce travail difficile et, je dirais, torturant. […] Ce livre raconte la mort d’environ cinq millions de personnes.”
A cette réunion du comité antifasciste juif, Mikholes décalre : “nous devons saluer l’immense travail accompli par Vassili Semionovitch […] C’est un immense travail historique.
Lorsque, à la fin de 1948, le comité antifasciste juif est dissous, le livre noir est confisqué, les châssis de composition, préparés par les éditions juives Der Emes, sont détruits. Par bonheur, une partie importante du livre noir s’est conservée et a été éditée en Israel (1980) et en union soviétique (1991).
Le livre noir contient le texte de Vassili Grossman “L’assassinat des juifs de Berditchev”. Le 15 septembre 1941, la mère de Vassili Grossman, Ekaterina Savelievna, a été fusillée par le nazis avec des milliers d’autres juifs. En racontant le massacre des civils de Berditchev, Grossman a raconté les derniers jours de sa mère, son destin tragique.
Le second épisode, qui acte la rupture de façon quasi définitive, concerne la publication de Vie et Destin, la grande oeuvre de Vassili Grossman et la suite de Pour une juste cause. Malgré la “détente” liée au décès de Staline, le roman offre une image bien trop scandaleuse de l’univers totalitaire soviétique, en raison notamment du parallélisme qu’il fait entre les totalitarismes Soviétiques et Nazis. Ceci débouche, de la part du pouvoir russe, par une véritable arrestation du manuscrit :
Nos agents ayant exigé la restitution des tapiscrits, des manuscrits et des brouillons du roman *Vie et destin¨, Grossman Iossif Solomonovitch a remis de son plein gré les exemplaires et les brouillons suivants : 1) Le manuscrit du roman Vie et Destin, 1ère partie, sur des feuillets séparés dans un dossier bleu foncé en carton ; 2) le manuscrit du roman Vie et Destin, 2e partie sur des feuillets séparés dans un dossier en carton bleu ; 3) […]
S’ensuivra de nombreux échanges, tractations, simulacres de procès au sujet de ce roman, dont l’interdiction fera de Grossman un véritable paria. Heureusement, des copies du roman auront pu être épargnées et celui-ci sera ensuite publié en Suisse, après avoir été exfiltré par des amis de l’écrivain. Cet épisode affectera cependant l’écrivain, qui se voit privé de la publication de son oeuvre, fruit de plueisures années de travail, et qu’il inscrit dans une démarche de vérité, loin des exigences et considérations de propagande du régime : les deux logique à l’oeuvre sont irréconciliables. La douleur et le désarroi sont vifs, chez l’écrivain ;
Je sais que mon livre est imparfait, qu’il n’est absolument pas comparable aux grandes oeuvres du passé. Mais ce n’est pas des faiblesses de mon talent qu’il s’agit, il s’agit du droit d’écrire la vérité, une vérité douloureuse mûrie pendant de longues années.
Pourquoi a-t-on donc interdit mon livre qui répond peut-être, dans une certaine mesure, aux besoins intérieurs des lecteurs soviétiques, un livre quii ne contient ni mensonge ni de calomnies, mais seulement la vérité, la douleur, l’amour des hommes, pourquoi m’a t’il été confisqué par des moyens de violence administrative, isolé de moi et des gens comme un criminel, un assassin ?
Voici déjà plus d’un an que j’ignore s’il existe encore, s’il n’a pas été détruit, brûlé.
Si mon livre est mensonger, alors qu’on l’explique aux gens qui veulent le lire. S’il est calomniateur, qu’on le dise. Que les lecteurs soviétiques, pour lesquels j’écris depuis trente ans, puissent juger par eux-mêmes de la vérité et du mensonge dans mon livre.
Je vous prie de rendre la liberté à mon livre, je vous prie de faire en sorte que ce soient des rédacteurs qui me parlent de mon livre, et non pas des collaborateurs du Comité pour la Sécurité de l’Etat.
Ma situation actuelle, ma liberté physique n’a pas de sens, ne correspondant pas à la vérité, puisque le livre auquel j’ai consacré ma vie se trouve, lui, en prison et puisque je l’ai bel et bien écrit, je ne l’ai pas renié. Cela fait douze ans que je me suis attelé à l’écriture de ce livre. Je considère toujours que j’ai dit la vérité, que j’étais mû par l’amour, la compassion, la foi dans l’homme. Je demande la liberté pour mon livre.
Avec mon profond respect.
A ce langage, presque religieux, emprunt d’amour, de liberté, de respect de la vérité, le régime soviétique oppose une vision inflexible, tournée sur sa propre préservation et sur l’image qu’il souhaite projeter de lui même, qui ne saurait être même interrogée.
On peut parler du roman de Grossman longuement ou brièvement. Mon rapport sera bref. L’un des héros du roman dit : “Notre humanité et notre liberté sont soumises au parti, elles sont fanatiques, elles sacrifient impitoyablement l’homme à une humanité abstraite.” Tout le roman s’emploie à prouver cette thèse calomnieuse. Il tire sur ce qui a toujours été la cible principale et privilégiée des partisans de la démocratie bourgeoise, calomniateurs du socialisme [note de lecture de Krivirski]
Le nouveau roman de Vassili Grossman Vie et Destin laisse une impression pénible, accablante […] Pourquoi les hommes comme Grekov, Erchov, Mostovskoï ont-ils lutté si l’écrivain peint autour d’eux et d’autres héros du roman des tableaux pleins de cruauté, de bassesse, de saleté, si les droits humains élémentaires sont piétinés et violés, si gègnent, dans les relations entre les hommes, le cynisme, la duplicité, si même les plus honnêtes sont obligés d’être hypotcites, de louvoyer, de mener un “jeu compliqué et desséchant” pour ne pas devenir victimes de dénonciations et de répressions ? Or c’est ainsi que Grossman reprénte dans son roman le front et l’arrière soviétiques à l’époque de la bataille de Stalingrad. [note de lecture de Galanov]
La part de vérité contenue dans le roman est intolérable au régime, il convient de la faire disparaître en la diffamant.