Silence (沈黙) - Shūsaku Endō - (1966 - Japon).
En 1614, je Japon interdit le christianisme, et formule un édit d’expulsion de tous les missionnaires catholiques.
Certains décident quand même de poursuivre leur oeuvre, et s’ensuit une longue période de persécutions envers les missionnaires restés sur place.
Parmi eux, Cristóvão Ferreira, un missionnaire portugais, jésuite, arrivé sur l’Ile quelques années plus tôt. Il finit par être capturé et torturé, abjure de la religion catholique en 1633 et s’inscrit alors dans un courant bouddhiste, puis travaille avec les autorités japonaises de l’époque : c’est la rumeur de l’apostasie de Cristóvão Ferreira qui donne le prétexte de cette nouvelle mission au Japon, à la recherche de ce missionnaire, en vue de réfuter la rumeur et de comprendre les raisons son apostasie, jugée quasiment impossible.
C’est donc à la rencontre de ce missionnaire déchu que part le personnage principal du roman, Sébastien Rodrigues, lui même missionnaire. Arrivant à rejoindre un Japon isolé, il est d’abord accueilli et protégé par une communauté rurale de paysans convertis, mais fini par être capturé et confronté aux autorités, qui s’emploient à le faire abjurer à son tour.
Le centre du roman porte sur la fuite et la captivité de Sébastien Rodrigues : les menaces de torture, ses propres tourments face à ces menaces, le risque de sa propre mort et celui d’emmener avec lui des innocents s’il n’abjure pas. Sa rencontre avec Ferreira marque un tournant dans sa propre captivité jusqu’à l’épisode final, durant lequel Rodrigues capitule à son tour.
L’épisode central est donc la rencontre avec Ferreira, lequel tente de le convaincre de renier sa foi. L’échange reste ambigu, comme incomplet, les raisons pour lesquelles Ferreira a abjuré restent troubles : l’impossibilité pour le Christianisme à prendre racine au Japon ? La peur de sa propre mort ? La volonté d’épargner des innocents en se sacrifiant lui même ? Les raisons restent troubles, insaisissables, elles tendent un miroir aux propres interrogations de Rodrigues, sans apporter de réponses définitives, satisfaisantes.
Le prêtre, assis, fixait le mur nu ; la clarté de la lune, à travers les barreaux, inondait son dos de lumière. Les discours de Ferreira tendait-il à minimaliser ses torts ? A justifier sa faiblesse ? Oui, bien sûr, c’en était une raison. Une partie de lui-même en était convaincue. Puis, un remous d’effroi le saisit, il se demanda si, peut-être, les arguments de Ferreira étaient vrais en effet. Il avait qualifié le Japon de marécage sans fond. Les racines du jeune arbre avaient pourri, ses feuilles s’étaient flétries. Le christianisme, pareil à ce plant, s’était desséché, imperceptiblement et il était mort.
“Ce n’est pas à cause de la condamnation et de la persécution que le christianisme a péri, un élément étouffant a, ici, miné sa croissance.”
Le prêtre réententait ces mots de Ferreira, détachés syllabe par syllabe.
“Le Christianisme auquel ils ont adhéré est pareil au squelette d’un papillon pris dans une toile d’araignée, une forme extérieure, sans chair ni sang.”
Quand il avait donné cette image, les yeux de Ferreira avaient brillé d’une sincérité qui n’était pas le fait du vaincu cherchant à se leurrer.
Au loin, les pas des gardes cessèrent et seul le crissement rauque des insectes troubla les ténèbres.
“Ce n’est pas vrai. Non, non. C’est impossible.”
L’expérience de missionnaire de Rodrigues était insuffisante pour qu’il pût contredire Ferreira, mais accepter ses paroles, c’était perdre tout ce pourquoi il était venu jusqu’ici. Se frappant la tête contre le mur, il déroulait une litanie : Ce ne peut être. C’est impossible !
Impossible ! Impossible ! il avait vu de ses propres yeux ces paysans, miséreux martyrs. S’ils n’avaient pas été convaincus du salut, comment auraient-ils pu couler comme des pierres dans la mer brumeuse ? De toute façon, si simple et si frustre que fût leur croyance, elle était solide et ni les fonctionnaires ni le bouddhisme n’avaient pu implanter une conviction égale à celle qu’avait répandue l’Eglise chrétienne.
Le prêtre se souvint de la tristesse de Ferreira ; durant toute leur conversation, il n’avait pas dit un mot des pauvres martyrs japonais. Il avait délibérément évité le sujet, fuyant toute évocation d’êtres plus forts que lui et ayant héroïquement enduré les tortures et la fosse. Il essayait d’augmenter, ne fût-ce que d’un seul autre renégat, le nombre des débiles de son espèce, afin de partager sa lâcheté et sa solitude.
Et pourtant, malgré sa conviction que Ferreira avait finit par abjurer par lâcheté, Rodrigues finira lui aussi par traverser le miroir qui lui est tendu, et renoncera devant la menace de la torture et crainte d’emmener avec lui plusieurs innocents.
“Lorsque je passais ici la nuit, cinq personnes étaient suspendues dans la fosse. Je percevais cinq voix. Le fonctionnaire m’avait dit : “si vous apostasiez, nous les en retirerons aussitôt, nous détacherons leurs lieux, nous soignerons leurs plaies.” J’ai répondu : “pourquoi n’abjurent-ils pas ?” Le fonctionnaire rit et me dit : “ils ont déjà apostasié plusieurs fois. Mais tant que vous ne l’aurez pas fait vous même, ces paysans ne seront pas sauvés.”
– Et vous…” Le prêtre parlait à travers ses larmes… “vous auriez dû prier…
– J’ai prié. Je n’ai cessé de prier. Mais la prière ne soulageait pas leurs souffrances. On avait fait une petite incision derrière leurs oreilles, le sang s’égouttait par le nez et par la bouche. Je le sais pour avoir enduré ce supplice dans ma propre chair. La prière n’adoucit pas la souffrance.”
Le prêtre se souvint d’avoir remarqué, lorsqu’il rencontra pour la première fois Ferreira à Saishoji, une cicatrice brune à ses tempes, et revécut cette scène. Pour faire taire son imagination, il se frappa la tête contre le mur.
“En récompense de ces souffrances terrestres, il recevront en partage la joie éternelle.
– ne vous leurrez pas. Ne masquez pas votre propre faiblesse sous de belles paroles.
– Ma faiblesse ?”
Rodrigues hocha la tête, mais il n’était pas sûr de lui.
“Que voulez-vous dire ? C’est parce que je crois au salut de ces paysans…
– Vous vous accordez plus d’importance qu’à eux. Vous êtes préoccupé de votre salut personnel. Si vous dites que vous apostasiez, on les libérera de la fosse. Ce supplice leur sera épargné. Et vous refusez de le faire. Parce que vous craignez de trahir l’église. Vous redoutez d’en être la lie, comme moi.”
Jusqu’ici Ferreira avait jeté ces mots avec colère, sa voix faiblit pour ajouter :
“Cependant j’étais comme vous. Par cette nuit noire et froide, moi aussi, j’étais ce que vous êtes maintenant. Pourtant, est-ce là votre manière de pratiquer la charité ? Un prêtre doit vivre en imitation du Christ. Si le Christ était ici…”
Ferreira se tut un instant, puis s’écria :
“Certes, le Christ aurait apostasié pour eux !”
Ce dernier échange fait basculer le frère Rodrigues. L’acte dapostasie doit se matérialiser via le piétinement d’un médaillon à l’image du Christ, appelé fumi-e1. Lorsque celui-ci piétine, Le Christ se révèle à lui, comme une forme de résolution au dilemme moral auquel il est confronté : l’acte d’apostasier est ici vu comme geste profondément chrétien.
Alors, le Christ de bronze lui parle :
“Piétinez ! Piétinez ! mieux que personne je sais la douleur qui traverse votre pied. Piétinez ! c’est pour être foulé aux pieds par les hommes que je suis venu en ce monde. C’est pour partager la souffrance des hommes que j’ai porté ma croix.”
Cependant, comme le montre la conclusion, cette possibilité de résolution n’est en réalité pas satisfaisante : s’il a la vie sauve, Rodrigues (comme peut-être Ferreira avant lui), est dorénavant perpétuellement rongé par le doute quant à la nature exacte de son geste, incapable de déterminer s’il relève de la lâcheté ou d’une forme de courage - chrétien ou non : il aura pu échapper à la souffrance, la torture physique et à la mort, au prix d’une vie faite de souffrance et de torture morale perpétuelle.
“Kawahara Keiga - Cérémonie du Fumi-e (1820-1830)"
liens :
- La page wikipedia de Cristóvão Ferreira
- La recension d’un article sur l’ouvrage de Cristóvão Ferreira écrit après son apostasie, “la supercherie dévoilée”
- un article de la revue Etudes : Shûsaku Endô ou la quête d’un Christ japonais
-
Selon wikipedia, La technique du fumi-e (踏み絵, fumi « marcher sur » + e « image ») était une méthode utilisée par les autorités du shogunat Tokugawa pour repérer les personnes converties au christianisme, religion alors interdite et persécutée au Japon ↩︎