Apprende à lire les peintures.
Dans ce petit livre, Daniel Arasse tâche de commenter et d’interpréter un certain nombre de tableaux à partir de l’oeuvre elle-même : c’est un travail de détective, à travers une attention aux détails, une tentative de compréhension du contexte de production et d’achat de l’oeuvre.
Par exemple, concernant le premier tableau commenté, Vénus et Mars de Tintorêt, tandis qu’un premier regard superficiel peut laisser penser à une scène classique de défense des bonnes moeurs, le reflet de cette même scène dans le miroir, et les différences qui s’y trouvent avec la scène principale, peuvent laisser penser que l’intention est finalement plus grivoise.
— Je sais. C’est la tarte à la crème des « attributs » iconographiques de la Vénus d’Urbin : le myrte sur la fenêtre, les roses dans la main gauche, les deux coffres du fond et le petit chien endormi sur le lit…
— D’habitude, ils vous plaisent, ces attributs.
— Un iconographe comme vous et que partout on nomme…
— Pour être iconographe, je n’en ai pas moins l’œil! Et ces attributs ne me disent rien qui vaille. Les coffres? Bien sûr qu’ils évoquent les coffres de mariage dans lesquels la jeune mariée mettait sa dot en lingerie pour l’emporter dans la maison de l’époux; mais je suis persuadé que les grandes courtisanes — et celle-ci en est une : on n’a qu’à regarder le palais où elle vit — les grandes courtisanes avaient aussi ce genre de coffres dans leur chambre. Quant au chien, c’est un symbole connu de fidélité, mais aussi de luxure. En tout cas, il est endormi et, dans sa Dandé de Madrid, Titien a peint un autre petit chien qui dort sur le lit de sa maîtresse au moment même où elle se fait engrosser par Jupiter transformé en pluie d’or. Donc, le petit-chien-endormi-sur-le-lit n’est pas forcément un symbole de fidélité conjugale.
— Et vive l’iconographie !
— Oui. Vive l’iconographie! Ces objets ne sont pas forcément des attributs et, en tout cas, leur sens n’est pas clair, univoque. Après tout, le myrte sur la fenêtre est peut-être seulement un myrte, et les roses seulement des roses…
Daniel Arasse essaie de mettre en lumière les limites d’une lecture encyclopédique, exclusivement historique ou encore iconographique des oeuvres d’art qui peut parfois virer à une sorte de pédanterie.
Si l’iconographie a son intérêt et offre des éléments d’interprétation, elle s’avère également insuffisante car elle ne permet pas de connaître, ou du moins d’imaginer, les intentions du peintre, et peut même empêcher de voir l’oeuvre telle qu’elle est, de lire ce qu’elle raconte.
Ainsi, la lecture d’une peinture peut se faire à la fois à travers l’image elle-même, les conditions de sa réalisation, l’univers culturel dans lequel elle a pu être produite, mais également la sédimentation des interprétations qui ont pu être données, qui viennent éclairer, colorer, modifier le sens que l’on peut en tirer, dans un dialogue constant et perpétuel entre l’artiste, son oeuvre, ses lecteurs.
Toi, au contraire, tu voudrais comprendre comment un tableau historiquement déterminé - réalisé et regardé dans telles et telles conditions matérielles et culturelles — a pu produire des effets imprévus, imprévisibles it même impensables pour son auteur et ses destinataires.
Ce que tu voudrais, c’est comprendre comment ce tableau a pu susciter ces effets « anachroniques» sans contredire ce que tu peux savoir ou reconstituer des conditions dans lesquelles il a été conçu.
Tu insistes : ce n’est pas l’anachronisme de l’interprétation de Foucault qui te gêne — au contraire, c’est cet anachronisme qui lui a donné son effica-cité, qui lui a permis d’ouvrir de nouvelles ques-tions, de nous faire mieux regarder le tableau et, pour beaucoup, de nous le faire voir. Ce qui te laisse insatisfait, c’est la façon dont le philosophe ne s’est pas préoccupé d’articuler son interprétation aux conditions dans lesquelles le tableau a été jadis, à la fin des années 1650, peint et regardé.
Quand il écrit, par exemple, qu’« il nous faut donc feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace, et interroger ce reflet au ras de son exis-tence», Foucault fait délibérément reposer son interprétation sur une fiction — une fiction particulièrement arbitraire car personne n’aurait eu l’idée, en 1656, de feindre ne pas savoir qui se reflétait là. Tu enfonces le clou. On en aurait d’autant moins eu l’idée que, malgré ses grandes dimensions, ce tableau était un tableau privé, pire encore, un tableau destiné à un seul spectateur, le roi soi-même, puisqu’il était accroché, dès 1666, dans son « bureau d’été» et qu’il y est resté jusqu’en 1736. En fait, Foucault démocratise le tableau, il le républicanise. Son analyse repose sur des conditions muséales de présentation, de perception et de réception. Il s’approprie Les Ménines.
Il a le droit, bien sûr. Comme l’artiste. Il en a même peut-être, philosophiquement, le devoir.
Les Ménines - Diego Vélasquez