Maniac

« Les hommes des cavernes ont créé les dieux, a-t-il déclaré. Je ne vois aucune raison qui nous empêcherait d’en faire autant. »

Ce roman polyphonique nous fait plonger dans l’univers des génies des mathématiques et de la physique, dans cette première moitié du XXe siècle qui aura vu émerger à la fois de nombreuses révolutions dans le domaine scientifique ; la relativité, la physique quantique, la maîtrise de l’atome ; mais qui aura aussi vu naître sa part sombre, la fuite du nazisme, le début de la course à l’armement nucléaire.

On y cotoie les hommes qui cotoient les dieux, par leur génie scientifique hors du commun. Mais avec cette proximité vient la folie, le doute ou même la peur de perspectives ouvertes par cette nouvelle puissance, les questionnements éthiques, la possibilité du désastre et de la destruction.

Dans cette course à la connaissance, à la volonté de décrire le monde dans une série de règles logiques, mathématiques, des obstacles se dressent. Le théorème d’incomplétude, d’abord démontre que cette quête est illusoire, ne pourra pas aboutir. Puis, dans le contexte de la guerre contre l’Allemagne nazie et le Japon, vient le projet Manhattan, et la mise en lumière de la capacité de destruction que la connaissance peut porter en elle, portée à un niveau jamais vu, presque diabolique.

Quand il m’a dit qu’il était proche d’accomplir son rêve consistant à capturer l’essence des mathématiques dans des axiomes cohérents, complets et absolument libres de toute contradiction, je me suis gentiment moqué de lui. Tu devrais pousser comme un oignon, lui ai-je dit, avec ta tête dans le sol ! Comment une réduction aussi stricte - qui crée autant de problèmes qu’elle en résout - pouvait-elle guider l’humanité vers quoi que ce soit qui ressemble à ce paradis de rigoureuse clarté dont il rêvait ? Et quel genre d’Éden cela serait-il? me demandais-je. Sûrement pas un endroit où plantes et arbres pourraient pousser.

il y a une dimension prométhéenne, dans la quête de connaissance : celle-ci porte en elle l’émancipation, la possibilité d’un monde rationnel, débarrassé de ses passions, mais science et technologie portent également en elles une capacité de destruction, châtiment que les hommes, débarassés de Dieu, peuvent exercer sur eux-mêmes, sans juges ni dieux pour les couvrir. Cette découverte est vertigineuse et si certains prennent peur face à cette vérité presque insoutenable et peuvent un sursaut éthique ; John von Neumann bascule dans une forme de cynisme désincarné, sorte de chasseur de prime de la connaissance. Ce n’est que sur la fin de sa vie, victime d’un cancer - vraisemblablement provoqué par un des essais nucléaire auquel il a assisté, qui semblera reprendre prise avec le doute, sa part humaine, son mystère.

À partir de Gödel, j’ai toujours eu peur pour lui, car une fois abandonnée sa foi juvénile en les mathématiques, il est devenu plus pragmatique et efficace qu’avant, mais dangereux aussi. Il était, littéralement, libéré.

Si le roman prends corps dans l’histoire des sciences mathématiques et physiques, il ne s’y cantonne pas : la technologie y prend totalement sa part ; par l’avènement de la bombe, bien évidemment, mais également dans l’avènement de l’intelligence artificielle qu’il place dans la continuité des grandes découvertes déjà évoquées : un nouveau continent à envahir, porteur d’indéniable espoirs, mais aussi de risques, de sa face sombre. Cette poursuite de l’aventure est illustrée par un match de go haletant entre la machine - AlphaGo et Lee Sedol, un des meilleurs joueur du moment, que la machine bat pourtant ; première victoire de la machine sur l’être humain dans le domaine considéré.

Ce match de go illustre le caractère monstrueux de la machine, justement en ce qu’elle ne peu pas douter, ne peut pas avoir de sentiment ; elle n’est que calcul, pur calcul, et rien d’autre. L’affrontement avec un autre humain porte en lui une part émotionnelle, de doute, de bluff, de sentiment. Toutes choses auxquelles la machine est totalement insensible.

« C’est comme un trou noir, écrirait plus tard Fan Hui, qui vous aspire petit à petit. Quels que soient vos efforts pour vous dégager, vous découvrirez à la fin qu’ils étaient vains. AlphaGo s’empare silencieusement de vous, comme une maladie mortelle avant qu’elle soit diagnostiquée. Quand vous ressentez les premières douleurs, vous êtes déjà mort. »

Le sommeil de la raison engendre des monstres

Le sommeil de la raison engendre des monstres - Francisco Goya (1799)termin