Le roman de Tyll Ulespiegle - Daniel Kehlmann
L’ouvrage retrace le parcours de Tyll, saltimbanque, personnage de littérature populaire du XVIe siècle, qu’il transpose dans le cadre de la guerre de 30 ans.
Au delà du parcours de Tyll retracé dans le roman, c’est dans un portrait de Allemagne dévastée par la guerre de 30 ans, long conflit mêlant dimensions politique et religieuse, auquel le traité de Westphalie a mis fin en 1648.
Ces années difficiles, écrivit-il, n’avaient nullement entaché l’esprit de l’abbé. Il avait un regard perçant et attentif, ses mots étaient bien choisis, ses phrases longues et bien formées, mais la véracité n’était pas tout : il n’avait pas réussi à transformer en histoire cette pléthore d’événements, si bien qu’il était dur à suivre. Durant toutes ces années, les soldats n’évaient pas cessé d’envahir le monastère : les troupes impériales avaient pris ce dont elles avaient besoin, puis les troupes protestantes étaient venues prendre ce dont elles avaient besoin. Après quoi les protestants s’étaient retirés et les impériaux étaient revenus pour prendre ce dont ils avaient besoin : des bêtes, du bois et des bottes. Après quoi les impériaux s’étaient retirés, non sans avoir laissé une sentinelle, puis des soldats pillards et n’appartenant à aucune armée étaient venus et la sentinelle les avait chassés, ou alors c’était eux qui avaient chassé la sentinelle, soit l’un, soit l’autre ou bien l’un, puis l’autre, le gros comte n’en était plus très sûr, et peu importait d’ailleurs, car la sentinelle était repartie à son tour et les impériaux ou bien les Suédois étaient venu prendre ce dont ils avaient besoin : des bêtes, du bois, des vêtements et surtout des bottes, bien sûr, si tant est qu’il y en eût encore, et le bois avait déjà disparu lui aussi. L’hiver suivant, les paysans des villages voisins s’étaient réfugiés dans le monastère, des gens reposaient dans les toutes les salles, les vellules, dans le moindre couloir. La faim, les puits souillés, le froid, les loups !
Autant qu’un portrait de Tyll, qui, après l’exécution de son père suite à un procès en sorcellerie, on découvre ici une image de l’Allemagne dévastée par la guerre de 30 ans, long conflit mêlant dimensions politique et religieuse, auquel le traité de Westphalie a mis fin en 1648. Le roman est jalonné par la mort qui rôde, une sensation d’incertitude, de vulnérabilité généralisée.
Cette vulnérabilité se traduit en particulier par une prégnance de la magie et de la sorcellerie, qui permettant de donner un sens à un environnement qui en manque. Ainsi, le père de Tyll est condamné à la suite d’un procès en sorcellerie qui qui ressemble à une (mauvaise) farce :
– D’ailleurs, c’est trop tard pour la défense, dit le Dr Tesimond. Le procès est terminé. Il ne manque plus que le jugement. L’accusé à avoué.
– Mais visiblement sous la torture ?
– Oui, bien sûr, s’écrie le Dr Tesimond. Pourquoi aurait-il avoué sinon ! Sans la torture, personne n’avouerait jamais rien !
– Alors que sous la torture, tout le monde avoue.
– Oui, Dieu merci !
– Même un innocent.
– Mais il n’est pas innocent. Nous avons les dépositions des autres. Nous avons le livre !
– Les dépositions des autres, qui auraient été soumis à la torture s’ils n’avaient pas fait de déposition ?
Le Dr Tesimond se taît un moment.
– Cher collègue, dit-il à voix basse. Quand quelqu’un refuse de témoigner contre un sorcier, il faut bien évidemment l’examiner et l’accuser lui-même. Où irait-on dans le cas contraire ?
Une des matérialisation de cette difficultés à appréhender le monde, qui mène à cette sorte d’impasse circulaire je te torture parce que tu es coupable, et tu es coupable puisque tu a avoué sous la torture, se matérialise aussi dans une forme d’incertitude portée par la langue elle-même - les personnages sont contraints d’utiliser une langue Allemande encore balbutiante, encore en construction, frustre.
Dans les contrées Allemandes, on ne connaissait pas le vrai théâtre, des comédiens pitoyables se déplaçaient tout la pluie en criant, sautillant, pétant et se tapant dessus. Sans doute était-ce dû à la grossièreté de la langue ; elle n’était pas faite pour le théâtre, c’était une mixture de gémissements et de grognements gutturaux, une langue donnant l’impression qu’on était en train de lutter contre la nausée ou qu’un boeuf avait une quinte de toux ou qu’on recrachait sa bière par le nez. Comment imaginer un poète faire quoi que ce soit de cette langue ?
“Anton EICHINGER - Till l’Espiègle (début du XXe siècle)"
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