Dans son émission sur le problème du mal, un dialogue intéressant entre Alain Finkelkraut et ses différents invités concernant les interprétations possibles de la conclusion du livre de Job.
En effet, alors qu’Alain Finkelkraut explique qu’il a du mal à trouver des ressources dans le livre de Job à cause de la fin, la grande réconciliation : Dieu bénit Job à nouveau après les épreuves, peut-être même plus encore qu’au démarrage du livre, il retrouve fortune, famille, enfants, jusqu’à 7 fils et 3 filles (les traductions divergent parfois, dans certaines traductions, il y a jusqu’à 14 enfants). Ce retour de fortune, ces enfants disparus remplacés par des nouveaux laissent penser que même dans la Bible, les personnes perdues, mortes, sont remplaçables, et qu’il n’y a pas forcément d’irréparable.
AF pose alors la question : Que faire de cet happy-end ?
Marion Muller Colard et Frédérique Leichter-Flack apportent leur interprétation de cette conclusion du récit de Job (la retranscription est de moi, j’espère ne pas dénaturer les propos de leurs auteurs) :
Marion Muller-Colard propose l’interprétation suivante : cette fin trahit une ambivalence, c’est une tentative d’appliquer le “courage d’être” : il faut tenir “sans pourquoi” en dépit de l’effondrement d’un système qui était censé le protéger. C’est une construction très humaine, très courageuse, d’avoir l’audace de dire “non, je ne suis pas coupable et je sacrifierais Dieu plutôt que mon honneur, ma dignité.”
Frédérique Leichter-Flack, quant à elle, lit cet épisode de la façon suivante : ce détail est un indice et cette fin n’est pas une résolution. Le problème du mal n’est pas un problème qu’on peut boucler, résorber. Ce n’est pas un happy-end (c’est à dire, une rétribution au mérite de “bien souffrir”… ce qui rend habituellement une histoire triste “lisible”). La doctrine de la rétribution ne tient pas.
Ainsi, le texte nous dit : “ici il y a un problème” : on “bricole” avec cette difficulté, parce que la mort des enfants ne peut pas être réparée. Ceci souligne le fait que si dans la vie il y a de l’irréparable, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas être heureux dans la vie “d’après”. Joseph Roth, dans son roman sur Job, modifie un peu la fin : on peut être heureux et avoir de la gratitude malgré les épreuves traversées, mais ce n’est pas une réparation.
Cet échange résonne avec la conclusion de un monde à part, évoqué dans le billet précédent. En effet, Herling est passé par une épreuve particulièrement déshumanisante : Le véritable objet de ces interrogatoires n’est pas d’arracher à l’accusé sa signature au bas d’un acte d’accusation fictif, mais de provoquer la désintégration complète de sa personnalité : la personnalité détruite, l’être transformé en esclave auquel toute autonomie et toute forme d’humanité est niée jusqu’à être laissé pour mort dès lors qu’il n’est plus en état physique d’assurer les travaux obligatoires : il ne reste qu’à survivre, malgré la douleur, l’injustice, quitte à devoir prendre des décisions elles-mêmes cruelles, inhumaines. C’est le cas par exemple de l’anecdote racontée par un autre ancien prisonnier à la conclusion de l’ouvrage. Ce prisonnier a été “invité” à envoyer ses co-détenus à une mort certaine en les dénonçant - au risque de mourir lui-même s’il refusait.
Pourtant, si Herling affirme qu’il en est arrivé à la conviction qu’un homme ne peut être humain que lorsqu’il vit dans des conditions humaines, et qu’il n’y a pas de plus grandes absurdité que de juger sur des actions qu’il commet dans des conditions inhumaines, au moment de dire “je comprends”, il ne peut pas le faire et garde le silence ; silence qui peut apparaître, de bien des façons, assez cruel lui-même.
Peut-être que la bonne façon de lire cette réaction est d’imaginer qu’ici, confronté à ce passé là, GH ne peut pas comprendre - il pouvait comprendre là bas, mais comprendre ici revient à laisser son inhumanité d’alors contaminer son propre présent. C’est à dire, volontairement cette fois et non contraint par des circonstances exceptionnelles et tragiques, se laisser aller à perdre encore une fois sa condition d’humain, et laisser le mal envahir son jugement sans qu’il soit dans des conditions telles, que ceci puisse lui être tolérable.
Ce geste ne tient probablement pas de la réparation, tel que le décrit Frédérique Leichter-Flack, et il semble difficile d’y voir une forme de gratitude, que ce soit envers le prisonnier racontant son horrible expérience, ni même envers lui-même. Peut-être y a t’il ici, quelque-chose qui tient plus de ce qu’on appelerait aujourd’hui une forme de réparation - au sens où, avec ce silence, GH répare, par ce geste, sa propre humanité.
“Chantier du canal de la Mer Blanche (source)"