Le monde d’hier

La disparition d’un monde ancien dans la violence et la folie.

Le monde d’hier est celui de l’enfance de Stefan Sweig, un monde où tout est réglé, lié par la certitude vis-à-vis de sa position, son parcours, son environnement, son ouverture, la paix qui l’entoure. C’est dans ce monde là que Stefan Zweig grandit et se forme à sa carrière d’écrivain.

Dans cette certitude touchante de pouvoir barricader sa vie sans la moindre brèche pour la protéger de toute intrusion du destin, il y avait, malgré le sérieux et la modestie de cette conception de la vie, une grande et dangereuse présomption. Le XIXe siècle, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu d’être sur la voie qui menait en droite ligne et infailliblement au « meilleur des mondes ».
On jetait un regard méprisant sur les époques antérieures avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, époques où l’humanité n’avait pas encore atteint l’âge de raison et n’était pas suffisamment éclairée. Mais à présent, ce n’était plus qu’une question de décennies avant que les derniers restes de mal et de violence ne fussent définitivement éliminés, et cette foi dans un « progrès » ininterrompu, irrésistible, avait pour ce siècle la force d’une vraie religion; on croyait à ce « progrès » déjà plus qua la Bible et son évangile semblait irréfutablement démontré par les nouveaux miracles quotidiens de la science et de la technique. Et, de fait, une ascension générale devenait de plus en plus visible à la fin de ce siècle de paix, de plus en plus rapide, de plus en plus variée.

Ce récit est celui de sa vie, de la disparition de ce monde, sous le choc de la folie du XXe siècle, qui commence avec la première guerre mondiale. Zveig voit son monde basculer. Face à la possibilité guerre la naïveté et l’incrédulité l’emportent. Pire, cette guerre sera accompagnée d’une forme d’enthousiasme généralisé, avant que son horreur et sa dimension quasi apocalyptique ne frappe les esprits.

Voici ce qui faisait la différence. La guerre de 1939 avait un sens pour l’esprit, il y allait de la liberté, de la sauvegarde d’un bien moral; et combattre pour un sens rend l’homme ferme et résolu. À l’inverse, la guerre de 1914 ignorait les réalités, elle était encore au service d’une illusion, le rêve d’un monde meilleur, juste et pacifique. Mais c’est l’illusion et non le savoir qui rend heureux. C’est pourquoi les victimes d’alors allaient à l’abattoir en pleine ivresse, poussant des cris d’allégresse, couronnées de fleurs, des feuilles de chêne sur le casque, et les rues vibraient et s’illuminaient comme pour une fête.

La fin de la guerre, pourtant, ne marque pas le retour à l’insouciance, quelque-chose s’est brisé dans le monde d’avant et il y a une continuité dans la folie qui se manifeste pendant les épisodes d’hyperinflation, la violence naissante et montante du Nazisme. Si l’entre-deux guerre est un moment d’explosion de la créativité artistique, elle est aussi celui d’un retournement complet des valeurs bourgeoises qui caractérisaient le monde austro-hongrois. Ce retournement se continue dans la montée du Nazisme, de ses violences, et de l’explosion de la 2e guerre mondiale.

Un lacet de chaussure coûtait plus cher que, précédemment, une chaussure, non, plus cher qu’un magasin de luxe avec deux mille paires de chaussures, réparer une fenêtre cassée plus cher qu’auparavant la maison tout entière, un livre plus cher qu’auparavant l’imprimerie avec ses centaines de machines. Pour cent dollars, on pouvait acheter en série des immeubles de six étages sur le Kurfürstendamm. Si on appliquait le taux de conversion, certaines usines ne coûtaient pas plus cher qu’autrefois une brouette. Des adolescents qui avaient découvert une caisse de savons égarée sur le port circulaient des mois durant en voiture et vivaient comme des princes en en vendant un morceau par jour, tandis que leurs parents, autrefois riches, faisaient maintenant la manche. Des porteurs de journaux fondaient des banques et spéculaient sur toutes les valeurs.
Tout en haut, les dépassant tous, trônait la figure gigantesque du richissime Stinnes. Élargissant son crédit en exploitant la chute du mark, il achetait tout ce qui pouvait s’acheter, mines de charbon et navires, usines et paquets d’actions, châteaux et grands domaines, et tout ça finalement pour rien puisque toute somme, toute dette se réduisaient à rien. Bientôt, un quart de l’Allemagne lui appartint, et la situation était d’une telle perversité que le peuple allemand, qui avait toujours idolâtré la réussite extérieure, l’acclamait comme un génie. Des milliers de chômeurs arpentaient les rues, montrant le poing aux profiteurs et aux étrangers qui circulaient dans des voitures de luxe et achetaient toute une rue comme une boîte d’allumettes; quiconque savait simplement lire et écrire commerçait et spéculait, et gagnait de l’argent tout en nourrissant le sentiment secret que tous se trompaient mutuellement et étaient à leur tour trompés par une main cachée qui mettait délibérément en scène tout ce chaos pour libérer l’État de ses dettes et de ses obli-gations. Je pense connaître l’histoire assez à fond, mais à ma connaissance elle n’a jamais produit une époque aussi folle dans des proportions aussi gigantesques. Toutes les valeurs étaient altérées et pas seulement dans le domaine matériel ; les ordonnances de l’État étaient tournées en ridicule, on ne respectait ni principe ni morale, Berlin se métamorphosait en Babel du monde. Bars, foires et débits de schnaps poussaient comme des champignons.
Ce que nous avions vu en Autriche se révéla n’être qu’un modeste et sobre prélude à ce sabbat de sorcières, car les Allemands alimentèrent la perversion avec leur véhémence et leur esprit de système.
Le long du Kurfürstendamm se promenaient des jeunes gens maquillés, la taille artificiellement cintrée, et pas seulement des professionnels ; chaque lycéen cherchait à gagner de l’argent et dans les bars tamisés on voyait des secrétaires d’État et des membres de la haute finance courtiser tendrement des marins ivres. Même la Rome de Suétone n’a pas connu d’orgies comparables aux bals de travestis, où des centaines d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes dansaient sous l’œil bienveillant de la police. Dans l’effondrement des valeurs, une sorte d’égarement saisit précisément les milieux bourgeois, dont l’ordre reposait jusque-là sur des fondements inébranlables. Les jeunes filles se vantaient fièrement de leur perversité ; le soupçon d’être encore vierge à seize ans serait alors passé pour honteux dans n’importe quelle école berlinoise, chacune voulait pouvoir raconter ses aventures, et plus elles étaient exotiques, mieux c’était. Mais le fin fond de cet érotisme pathétique était son abominable inauthenticité. Tout compte fait, le système orgiastique déclenché par l’inflation n’était qu’une singerie fébrile ; en observant ces jeunes filles issues de bonnes familles bourgeoises on voyait bien qu’elles auraient préféré une coiffure simple avec juste une raie plutôt que ces têtes masculines gominées, manger à la petite cuiller un gâteau aux pommes à la crème fouettée, plutôt que boire des alcools forts ; il était partout indéniable que dans son ensemble le peuple ne supportait pas cette surexcitation, cet écartèlement quotidien au supplice de l’inflation qui lui déchirait les nerfs, et que la nation entière, lasse de la guerre, n’aspirait en fait qu’a l’ordre, à la tranquillité, à un peu de sécurité et de vie bourgeoise. En secret, elle haïssait la République, non parce que celle-ci aurait réprimé cette liberté sauvage, mais au contraire parce qu’elle tenait la bride d’une main trop lâche.

Cet épisode inflationniste de Weimar voit son épilogue dans l’arrivée d’Hitler, et sa folie meurtrière et génocidaire. Il parachève la destruction de l’Europe, commencée avec la première guerre mondiale. Stefan Zweig, lui, pourra fuire l’Europe vers les Etats Unis puis le Brésil, mais la rupture est trop profonde. Il rédige son récit autobiographique “Le Monde d’hier” en exil au Brésil, et l’achève peu de temps avant son suicide en février 1942. Le monde d’hier n’était plus, celui d’aujourd’hui est insupportable.

Georges Grosz, peace II

Georges Grosz, peace II

En lisant ce récit, il est difficile de ne pas y voir un reflet dans la situation actuelle de notre continent, cette fois, peut-être, plus portée par des mouvements étrangers - qui peuvent être repris par des relais internes. On pense aux périls impérialistes portés par la Russie, l’écrasement de la vérité et de la décense par Donald Trump et enfin, la destruction de toute forme de communauté libre et pluraliste poussée par les islamistes. Chacune de ses menaces est en soi sévère, leur prospérité commune a de quoi effrayer.