Une tentative d’explication de ce qu’est le matérialisme historique, tel que Raymon Aron le décrit dans le Marxisme de Marx
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. (KM)
Ici Marx place la question de la production comme origine de l’histoire, la production transformant leur condition d’existence face à la nature, et par ricochet transforme l’homme lui-même, puisque via cette production il transforme également la nature elle-même. Cette vision est une vision quasiment anthropologique avant d’être historique.
La production est nécessaire à la vie de l’homme dans le sens où elle lui permet de subvenir à ses besoins primaires. Pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins.
Une fois ces besoins satisfaits, de nouveaux besoins apparaissent : d’une certaine façon, en satisfaisant les besoins primaires, la capacité de production en elle même produit de nouveaux besoins, de même qu’elle permet de façon induite la croissance de la population. Les tâches se spécialisent, et modifient les rapport sociaux, les rapports des hommes entre eux, les modes d’organisation, de coopération : les moyens de production déterminent ainsi les rapport sociaux, l’état social : c’est pourquoi l’étude des moyens de production est ce qui permet de déterminer l’histoire, ou du moins, le sens de l’histoire : il y a une forme de détermination croisée entre les rapports des hommes entre eux, et les rapports de l’homme avec la nature.
La dernière marche de la démonstration fait intervenir la notion de conscience :
Mais pas davantage une conscience qui soit d’emblée conscience “pure”. Dès le début une malédiction pèse sur “l’esprit”, celle d’être " entachée" d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées de son, du langage en un mot. Le langage est aussi vieux que la conscience - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc également pour moi-même pour la première fois et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L’animal “n’est en rapport” avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l’animal, ses rapports avec, les autres n’existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes en général. » (KM)
Ainsi, la conscience, en tant qu’elle est l’expression de rapports sociaux - eux même déterminés par la production - est également elle-même déterminée par la production, ce que Raymond Aron résume ainsi :
Tout commence donc par une interprétation pour ainsi dire biologique de l’homme comme espèce naturelle qui se distingue des autres espèces par le fait qu’elle est capable de produire ses propres moyens d’existence. C’est la production par l’homme de ses moyens d’existence qui est l’origine de l’histoire elle-même, puisque cette relation de l’homme produisant ses moyens d’existence à la nature donne les deux transformations qui définissent l’histoire elle-même : la transformation de la nature extérieure par l’homme et la transformation de l’homme lui-même du fait qu’il crée ses propres conditions d’existence en transformant la nature. (RA)
Le drame de l’histoire - l’histoire étant créée par la production - intervient quand les forces productives, l’état social, et la conscience entrent en contradiction.
« Ces trois moments, la force productive, l’état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il devient effectif que l’activité intellectuelle et matérielle, que la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus difféntes. (KM)
… et ce est la cause de cette contradiction sont donc : la division du travail et la propriété. Cette division du travail porte en elle la construction de classes différentes (clercs, classes dominante, classe laborieuse) ; la classe dominante, privilégiée est celle dont les intérêts sont alignés avec l’appareil de production et l’état social (entendre par ici, la façon dont fonctionnent les relations). Si elle en bénéficie : elle a un intérêt naturel au conservatisme, voire à l’exploitation. A contrario, La classe non privilégiée devient nécessairement la classe révolutionnaire et se trouve justifiée dans sa volonté révolutionnaire par le fait qu’elle libérera de ses entraves le développement des forces productives. (RA)
Cette “aliénation”, pour rester intelligible aux philosophes ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance " insupportable " [c’est-à-dire l’aliénation], c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement “privée de propriété”, qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde existant de la richesse et de la culture, choses qui supposent toutes deux […] un stade élevé de son développement. (KM)
Ainsi, pour que la révolution puisse advenir, l’état antérieur doit être poussé à son paroxysme. Devenir insupportable. Poussés à bout, les classes laborieuses n’auront d’autres choix que de provoquer la révolution pour abolir les causes première de la contradiction du système de production : la propriété privée et la division du travail.
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En réflexion personnelle concernant cette démonstration de Marx telle que la décrypte Raymond Aron (et que j’espère ne pas avoir dénaturée), je trouve que le concept de la conscience est celui autour duquel s’articule tout le raisonnement. La contradiction vient de la conscience et, en quelque-sorte, de son décalage entre la réalité sociale et productive. Sans ce point d’articulation, le propose pourrait sembler presque trivial, voire tautologique : nous sommes plus aisés lorsque nous sommes plus riches, nos capacités de production nous changent, et changent notre relation avec la nature.
Ce passage par la conscience pourrait être un risque de voir le propos de Marx n’être en réalité qu’un discours prophétique travesti en discours : la libération des classes oppressées ne pourra advenir qu’avec la prise de conscience - laquelle ne peut intervenir que par le message que Marx lui même délivre1.
Révolution russe de 1917 : Lénine parlant aux ouvriers de l’usine Putilov à Petrograd - Isaak Israilevich Brodsky
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Assez curieusement, on retrouve une posture quasi prophétique articulée de façon quasiment similaire avec dans le mouvement “woke” (avec toutes les limites et impasses que peut comporter ce terme) d’aujourd’hui. Le “woke” est celui est éveillé, qui éveille les consciences. ↩︎