L’histoire, c’est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir, de tous ceux qui n’ont jamais eu le choix
Le récit s’ancre dans l’Irlande contemporaine, vraisemblablement à Dublin (même si, je crois, la ville n’est jamais mentionnée explicitement). Le pays vient de basculer sous la coupe d’un nouveau régime, dont la nature exacte est un peu floue : si son caractère nationaliste ne fait guère de doute, il n’est pas certain que celui-ci bascule “simplement” vers une forme de démocrature, ou une forme franchement plus autoritaire.
Pour autant, l’inquiétude plane, s’immisce un peu partout, jusque dans le foyer qui sert d’unité de lieu au roman, celui de d’Eilish, mère d’une famille de 4 enfants qui cherche à saisir les événements tout en protégeant sa famille dans cet univers devenu incertain, à survivre. Eilish est prise dans un tourbillon de pensées qui s’entrechoquent, allant du plus trivial au plus tragique, et semble ne jamais réellement réussir à faire le tri entre l’accessoire et l’essentiel ; mais peut-être, l’accessoire prend une couleur essentielle lorsque tout semble basculer ; conserver un semblant de normalité, de routine est vu comme une forme de résistance, comme un moyen de ne pas se laisser sombrer complètement.
La paix du soir revenue, elle embrasse de nouveau la rue du regard, ferme la deuxième porte et retrouve la chaleur de l’entrée, et lorsqu’elle s’arrête pour examiner la carte de visite, elle s’aperçoit qu’elle retient son souffle depuis un moment. Il lui semble à présent que quelque chose a pénétré dans la maison, elle aimerait poser Ben quelque part pour pouvoir réfléchir à son aise, pour comprendre comment cette chose qui accompagnait les deux hommes s’est introduite chez elle de son propre chef, indéfinie mais perceptible. Et cette chose furtive la suit lorsqu’elle traverse le salon, Molly tient la télécommande au-dessus de la tête de son frère, Bailey agite ses mains dans le vide et supplie sa mère du regard, maman, dis-lui de remettre mon émission. Eilish s’enferme dans la cuisine et installe le petit dans son siège à bascule, puis, alors qu’elle s’apprête à enlever de la table son ordinateur et son agenda, elle s’interrompt brusquement et ferme les yeux. Cette présence qui a pénétré dans la maison est toujours là.
L’inquiétude qui plane se transforme peu à peu en peur à mesure que la nature du régime se précise (même si nous ne connaissons pas, et ne connaîtrons jamais son idéologie, s’agit-il d’un régime communiste ? fasciste ? D’une autre forme d’autocratie ?). Et puis la peur devient progressivement terreur : des personnes disparaissent et des corps, meurtris sous la torture, apparaissent. Ce côté insaisissable est également en lui-même un élément de la terreur, le régime ne donne aucune prise, aucun moyen de réellement comprendre, agir, résister.
Eilish, toi et moi nous sommes des scientifiques, nous appartenons à une certaine tradition, mais qu’est-ce qu’une tradition, sinon ce sur quoi tout le monde s’accorde - chercheurs, enseignants, institutions -, et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s’accorde, et c’est précisément ce qu’ils sont en train de faire. C’est extrêmement simple, Eilish, le NAP s’efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez long-temps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin. (…) Tôt ou tard la réalité se manifeste, dit-il, c’est certain, on peut la truquer provisoirement, mais elle attend son heure en silence, patiemment, avant d’exiger un tribut et de rétablir la justice…
Se pose très rapidement la question lancinante du départ, question d’abord rapidement écartée, et qui fera l’objet de négociations permanentes tout au long du récit, avec ses enfants, son père malade, sa soeur déjà à l’étranger. Si ce départ apparaît comme initialement quasiment inconcevable, l’idée fait progressivement son chemin, jusqu’à devenir incontournable, au risque que cette décision n’arrive que trop tardivement, une fois l’irréparable accompli.
Babylone envahie par des démons, n°66 de ‘L’Apocalypse d’Angers’, 1373-87