La pensée captive - Czesław Milosz

· 1069 mots · Temps de lecture 6min

La Pensée Captive

Czesław Milosz est un poète, traducteur essayiste Polonais. Nommé conseiller culturel à l’ambassade de Pologne à Paris, il fuit le régime polonais en 1951, il rejoint la dissidence polonaise au sein de la revue Kulture (où l’on retrouve également Gustaw Herling), il publie en 1953 La pensée Captive qui vise à décrire l’emprise corruptrice du le système soviétique sur la vie intellectuelle.

L’objet de cet essais est d’illustrer les mécanismes par lesquels le pouvoir instrumentalise les intellectuels, en particulier les écrivains. Le paradoxe vient du fait que si le status matériel de l’écrivain peut sembler enviable - le régime a tendance à choyer les écrivains, qui sont autant de relais de la propagande, metteur en scène des rites de la religion du régime ; ceux-ci sont également sous l’emprise totale du régime et dans l’incapacité d’exercer réellement leur art, contraints de reproduire jusqu’à singer les discours officiel et de renoncer à toute forme de liberté de création.

Ceci s’illustre parfaitement dans la réponse de Maxim Gorki à Vassili Grossman1 :

[VG] J’ai écrit ce que j’ai vu en vivant et en travaillant durant trois ans dans la mine Smolianka II. J’ai écrit la vérité. Cette vérité peut-être dure. Mais la vérité ne peut jamais être contre révolutionnaire. – [MG] Il ne suffit pas de dire : “j’ai écrit la vérité”. L’auteur doit se poser deux questions : premièrement, quelle est cette vérité ? Deuxièmement : à quoi elle sert ? Nous savons qu’il existe deux vérités et que, dans notre monde, la vile et sale vérité du passé prédomine quantitativement. Mais cette vérité est en train d’être remplacée par une autre vérité qui est née et continue de grandir. On ne peut rien comprendre sans considérer la lutte entre ces deux vérités. (…) L’auteur voit très bien la vérité du passé, mais il ne sait pas vraiment quoi faire avec. Il décrit fidèlement l’ignorance des mineurs, leurs bagarres, leur ivrognerie, tout ce qui prédomine dans son champ de vision. C’est, bien sûr, une vérité, une vérité répugnante et douloureuse. C’est une vérité contre laquelle nous devons lutter et que nous devons extirper sans merci.

La seule vérité que l’écrivain est autorisé à exprimer est celle que le régime autorise à divulger, au risque d’être considérer comme un ennemi de classe.

Les tentatives qu’on pourrait faire pour sortir du cercle tracé par le bureau politique à Moscou sont vouées à l’échec. Le Parti interprète de manière stricte le slogan “Qui n’est pas d’accord avec nous est contre nous.” Quiconque n’est pas d’accord même sur le moindre détail devient un ennemi et se voit rejeté dans les ténèbres extérieures. Aucun ferment intellectuel et politique nouveau ne doit apparaître hors du stalinisme orthodoxe qui s’efforce de conserver à tout prix le monopole du “progrès” et de la “démocratie”. Si ce monopole était brisé, les hérésies se propageraient comme l’incendie. La terreur intellectuelle est une règle qui, à examiner la question logiquement, ne pourrait pas être éliminée, même dans le cas d’une victoire remportée à l’échelle mondiale. L’interprétation que donnent souvent les staliniens, selon laquelle ce ne serait là qu’une étape résultant de “l’encerclement capitaliste” est en elle-même contradictoire : la notion d’étape implique un plan établi d’avance, donc, dans une philosophie comme la leur, un contrôle total, maintenant et toujours - à moins que ne se réalise ce miracle : une unanimité spontanée. A l’Est, on est conscient de cette incohérence. Sinon, il ne serait pas nécessaire de présenter la participation obligatoire aux meetings et aux défilés, le vote obligatoire sur une liste unique, l’accomplissement obligatoire de la “norme” par les ouvriers, comme autant d’actes volontaires et spontanés. Il y a là un point obscur, désagréable même pour les adeptes les plus fervents. L’ennemi, virtuellement, existera toujours, et l’ami, ce sera celui qui est d’accord à cent pour cent. Celui qui est d’accord à quatre-vingt-dix-neuf pour cent seulement sera un ennemi secret, un écart de un pour cent pouvant suffire à engendrer une nouvelle église. Dans cette manière de voir se cache la folie de la doctrine. Les dialecticiens du Parti savent que des tentatives semblables, de la part d’orthodoxies diverses, ont toujours fait fiasco ; le développement historique lui-même faisait éclater les formules reconnues comme obligatoires. Mais cette fois-ci, le Centre est dirigé par des hommes qui ont la maîtrise de la dialectique ; ainsi donc, dans la mesure où la nécessité l’exigera, ils modifieront la doctrine. Les jugements individuels peuvent toujours être faux, le seule remède est de se soumettre sans réserve à l’autorité. Mais que faire des aspirations informulées des hommes ? Comment comprendre qu’un bon communiste se fasse soudain sauter la cervelle sans aucun motif précis ou s’enfuie à l’étranger ? N’est-ce pas là l’un de ces abîmes sur lesquels ont été jetés les ponts scientifiquement construits de la Nouvelle Foi ? Les gens qui s’enfuient des démocraties populaires expliquent souvent leur acte en disant : “Psychiquement on n’y tient plus.” Les tentatives qu’ils font pour se faire comprendre ressemblent d’ordinaire à des balbutiements : “La terrible tristesse de la vie là-bas”, “j’avais le sentiment de devenir une machine”. L’horreur indéfinissable qui saisit l’homme menacé d’une rationalisation complète de son être ne peut pas être communiquée à ceux qui n’ont pas eu à l’affronter.

Les stratégies pour survivre à cet état de contrôle total et permanent peuvent varier, mais s’articule toujours autour d’une certaine dose de dissimulation, que l’auteur appelle Keitan2, en référence à un concept issu de la tradition islamique chiite, qui décrit une stratégie de défense qui consiste à dissocier sa vie intellectuelle publique de sa vie intellectuelle privée. En public, il faut fournir des gages d’adhésion en reproduisant, en affichant son adhésion, tandis que la vie “privée” peut permettre de un espace de liberté intérieur ; cet espace pouvant lui-même se réduire à peau-de-chagrin dès lors que le régime espionne également les domaines privés, par un réseau d’espions intérieurs ou par la pratique généralisée de la délation.

Cette vie dissimulée ne va pas sans coût : individuel, pouvant mener jusqu’au renoncement, la folie voire au suicide, et collectif, par l’assèchement de toute forme de vie intellectuelle et de tout pluralisme.

un homme

Czesław Miłosz.


  1. extrait de cet excellent article de la revue commentaires : Vassili Grossman ou la littérature à l’épreuve de la vérité ↩︎

  2. cet article décrit remarquablement bien le concept tel qu’évoqué par Czesław Milosz ‘Ketman’ and doublethink: what it costs to comply with tyranny ↩︎