Une analyse des grandes crises politiques qui ont émaillé la France, de la commune de Paris à mai 68.
Le livre part du constat d’une certaine récurrence de grandes crises politiques en France. Ces crises, à chaque fois, mettent en danger la forme gouvernementale du pays au moment où elles se déroulent, et se succèdent à un rythme particulièrement soutenu comparativement aux autres grandes démocraties occidentales, témoignant d’une singulière instabilité institutionnelle.
Chacune des crises (que nous pouvons lister, sur une période couvrant moins d’un siècle les crises suivantes : La commune de Paris, le 16 mai 1877, la crise du boulangisme, l’affaire Dreyfus, le 6 février 1934, le 10 juillet 1940, le 13 mai 1958 et enfin, l’épisode de mai 68) est analysée de façon séparée, mettant en lumière la dynamique propre de chacune de ces crises - incluant les éléments de contingence, évitant une réécriture présentant leur déroulement comme étant un inévitable enchaînement de causes et conséquences. Chacune d’entre elle est montrée à travers ses singularités et ses éléments de convergence.
Le dernier chapitre s’essaie à une tentative d’analyse de leurs causes et de leurs traits principaux. L’auteur bâtit ainsi une typologie d’analyse afin d’en déterminer le sens, qu’il articule autour de trois leviers de tension principaux : le régime, le caractère religieux et enfin, la dimension sociale (certains traits pouvant être plus ou moins dominant ou absent).
La question de la nature du régime est souvent sous-jacente, entre républicains et monarchistes, dans un premier temps qui a pu muer, une fois le principe républicain suffisamment ancré au sein de la représentation politique vers une tension entre parlementarisme et “césarisme” (le culte de l’homme fort, providentiel, que l’on peut retrouver dans le boulangisme ou encore dans l’épisode Vichyste). Cette tension s’inscrit dans un équilibre difficile à trouver entre pouvoir parlementaire et exécutif, et est constitutive d’une instabilité suis se noue, ou se dénoue lors de ces différentes crises. Cette tension est l’héritage de notre passé révolutionnaire et d’une culture politique peu propice au compromis - encore prégnante de nos jours, semble-t’il (“notre programme, tout notre programme, rien que notre programme”) - et d’une certaine propension à mettre en scène de façon théâtrale et maximaliste notre vie politique, loin des discussions, échanges et gestion raisonnables. Il y a un goût jamais démenti pour le “tout ou rien”, les grandes idéologies, la prétention à oeuvrer pour une grande vision du monde quand bien même, in fine, se sont des intérêts catégoriels bien compris qui sont en réalité derrière le rideau.
Le second trait est la dimension religieuse : la république s’est largement construite en opposition à l’église catholique et à sa prétention de régenter la cité à la place, ou avec, le pouvoir séculier. Deux vérités s’affrontent et il n’y a de place que pour une seule. Le point d’équilibre de cette lutte semble être la loi de 1905 (non abordé dans le présent ouvrage), mais il semble vraisemblable que nous soyons aujourd’hui en train de rejouer un avatar de cette lutte à travers la question de l’Islam de sa place en France (ou de ses prétentions à régenter la vie collective).
Enfin, le dernier axe d’analyse est celui de la question sociale : toutes ces crises ne sont pas centrées sur cette question, mais elle traverse ce siècle, à travers la question du Marxisme ou de ses avatars, sa prétention révolutionnaire qui entre en résonnance avec notre propre histoire, et le fait qu’une grande partie du paysage politique s’inscrive (encore aujourd’hui) dans son sillage. Pendant longtemps, la SFIO a refusé de prendre part à un “gouvernement bourgeois” au nom de la dictature du prolétariat et la gauche n’a jamais été capable de se transformer - au moins majoritairement - en mouvement social démocrate (je renvoie ici au livre de Grunberg sur l’histoire du PS)
Selon Michel Winock, cette faiblesse de nos institutions s’inscrit dans une dimension sociologique particulière à la france, qui, à la différence des autres Etat libéraux, dispose en réalité d’une société civile qui reste remarquablement faible. Par ailleurs, outre le l’ombre révolutionnaire toujours présente depuis 1789 :
Ce type d’explication idéologique ne saurait suffire néanmoins à tout élucider. Une approche sociologique doit en être le complément indispensable. En comparant avec les Etats libéraux, de démocratie précoce, nous découvrons vite un des traits persistants des Français : leur individualisme, leur inaptitude à l’association, leur faiblesse d’expression collective. En un mot, leur histoire laisse apparaître durablement l’opposition de plus en plus cristallisée, figée, durcie, entre un Etat centralisé, de tradition absolutiste, et un émiettement de la citoyenneté. Cette réalité a des origines économiques et sociales. Au moment où la monarchie capétienne jetait les bases d’un pouvoir central, le pays voyait croître le nombre des possessions allociales, c’est-à-dire le nombre des terres tenues en propriétés directes. Dès la fin du moyen âge, la France est devenue un peys de petits exploitants. Cette structure agraire n’a pas eu seulement des conséquences économiques (comme le retard industriel de la France sur l’Angleterre), elle a été d’une grande portée sur les mentalités politiques. Ce schéma de l’Etat fort et de la propriété parcellaire (des paysans et des artisans) s’est peu à peu renforcé au cours des siècles, au point d’aboutir à cet achèvement réalisé sous le second empire, le bonapartisme ayant assis l’autorité de l’Etat sur le plébiscite des propriétaires fonciers. L’alliance du pouvoir autoritaire et de la “démocratie” économique, la combinaison de l’Etat plébiscitaire et de la parcellisation du corps social en millions d’individus isolés, ce système avait pour corollaire la faiblesse des corps intermédiaires, l’absence de véritable contrepoids au pouvoir impérial, en même temps que l’inertie sociale.
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Il n’a pas fallu moins d’un philosophe pour en faire la théorie : “le citoyen contre les pouvoirs”, les propos d’Alain en disent long sur les relations de défiance entre un Etat extérieur à la société et le quant-à-soi des individus. Le divorce entre l’autorité publique et les citoyens a pris la forme d’une résistance à l’impôt, aux “bureaux”, aux hommes politiques. Prépotence de l’Etat, irresponsabilité des Franças, mais du même coup fragilité de l’Etat dont les citoyens ne se sentent pas solidaires. J.R. Pitts a attiré notre attention sur le paradigme de la “communauté délinquante” : des “groupes de paix” en lutte contre “l’autorité supérieure”, comme une classe d’école qui mannie le chahut contre le maitre. Le résultat a été, comme l’a mis en évidence Michel Crozier, “la peur des relations face à face”, l’inaptitude française à la négociation, les pratiques bureaucratiques d’un côté et les frondes corporatistes ou individualistes de l’autre. En face d’un Etat, au style de commandement autoritaire hérité de la tradition absolutiste et napoléonienne, les faiblesses de la société civile (faiblesse des associations dans tous les domaines de la vie sociale, y compris les faiblesses des syndicats) ont été compensées par une surenchère révolutionnaires.
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Alors, faute de réajustement pacifique selon les nécessités de l’heure, la crise devient un processus normal de régulation. Ce qui n’est pas possible faute de négociation devient réalisable à coup d’effervescence publique. La crise, qui montre le dysfonctionnement, prépare la solution, ébauche la réforme, ou, plus brutalement, remplace le régime devenu inapte.
La liberté guidant le peuple - Delacroix (1830)