La colère et l'oubli - Hugo Micheron

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La colère et l’oubli

La colère et l’oubli revient sur la dimension européenne du djihadisme, et plus précisément, son ancrage sur le sol Européen, jusqu’à une forme d’autonomisation

Hugo Micheron montre une histoire européenne du phénomène djihadiste, qui se décompose en cycles d’alternance de moments paroxystiques, ponctués par les différentes séries d’attentats que nous avons connus ces dernières décennies : attentats du GIA en France dans les années 90, puis attentats du 11 septembre 2001 (en grande partie mené par des cellules européennes), attentats de Madrid puis Londres dans les années 2005/06 et enfin, dans les années 2014/16, de nombreux attentats en Europe (Stockolm, Bruxelles, Paris, Nice, Copenhague).

Les périodes situées entre ces différents pics de violences montrent un reflux qui, loin de représenter une disparition du phénomène sur le sol européen, constituent en réalité une recomposition à bas bruit des mouvements implantés dans les territoires Européens, permettant un renforcement et ancrage plus profond. En effet, si les premières cellules djihadistes étaient généralement constituées d’anciens combattants ayant parcouru divers conflits (Afganistan, Irak, Balkans), le phénomène touche maintenant une population autochtone, à la fois plus importante en nombre, et qui n’a pas participé à ces différents conflits.

Au delà de l’histoire de ces mouvements retracée de façon très détaillée dans le livre, celui-ci est également intéressant en ce qu’il expose les stratégies élaborées et suivies par les mouvements islamistes pour travailler à leur extension, et la façon dont les sociétés libérales européennes - incluant ses propres populations musulmanes - peinent à prendre la mesure du phénomène et à le contrer.

On voit notamment se constituer des communautés “contre culturelles” dans certains territoires, vivant de façon très autarciques.

Dans les années 1990, le pays [Les pays Bas] découvre en même temps que les voisins belges, allemands et scandinaves la présence des premiers prédicateurs radicaux. Ultraminoritaires, ceux-ci attirent l’attention par leur volonté de s’instituer en prévôts de leurs communautés d’identification respectives et par le rapport ambivalent qu’ils entretiennent avec les principes du multiculturalisme batave. A l’image du communalism en Grande-Bretagne, les rares salafistes prétendent respecter les conditions du contrat social tout en rejetant l’esprit du projet de société qui le sous-tend. Dans le conception, le multiculturalisme devient un levier juridique pour établir des contre-sociétés culturelles parallèles, à l’abri des valeurs communément admises dans la société et jugées contraires à l’islam conservateur.

A cet égard, l’évolution de la commune de Molenbeek, plusieurs fois évoquée dans le livre, est particulièrement frappant :

Le premier constat souligne l’existence d’un fort clivage communautaire entre les habitants, non d’un point de vue socio-économique, mais sur la base de leurs représentations subjectives. Une distinction claire apparaît entre ceux qui se présentent comme “belgo-belges” et les autres, désignés et se définissant comme “marocains” ou “musulmans” (plus de 80% de la population du centre). Ces éléments dessinent les contours symboliques d’un espace communautaire “rifain” dans le centre historique et le quartier maritime de Molenbeek qui se pense et est perçu en extranéité par rapport au reste de la société belge sur la base de son appartenance à l’Islam.
Le second constat révèle que la norme religieuse est diffuse dans ces quartiers au sein de la population majoritaire et est globalement très respectée. Après neuf moins d’enquête, le rapport conclut, conformément à nos observations : “la majorité des membres de la communauté nord-africaine vit selon les normes socio-culturelles associées à l’islam. Il est évident que les muslmans de Molenbeek considèrent l’islam et ses valeurs comme centraux aussi bien dans la dimension religieuse que civique et culturelle.” Les chercheurs insistent sur la dimension identitaire qu’y joue la religion et qui entre en tension avec la “société belge dans son ensemble qui, en général, repose sur une vision sécularisée bien ancrée en ce qui concerne l’affichage de la religion dans l’espace public”. Pour les résidents de Molenbeek originaires d’Afrique du Nord, la religion est cardinale : 92% d’entre eux déclarent qu’elle est “importante” ou “très importante”, contre seulement 24% des “belgo-belges”.

Enfin, le défi est également présent pour les populations européennes de religion musulmanes elles-mêmes, soumise à une pression salafo-frériste particulièrement déterminée, structurée et active qui tend à se positionner comme étant l’unique interlocuteur légitime en matière d’Islam. Ceci peut-être illustré de façon marquée dans le cadre des prisons, par la façon dont le mouvement prend la main dans le cadre des “micro-sociétés” que constituent les populations carcérales, par exemple :

Les discours des islamistes n’ont pas d’effet sur l’ensemble des détenus, nombre de musulmans y demeurent imperméables. Cependant, les salafistes affirment leur influence via la production d’un collectif cohérent, s’organisent en réseaux communautaires, particulièrement adaptés au système carcéral. Par contraste, les musulmans qui résistent à l’enfermement “communautariste” formulent leur engagement religieux dans le cadre d’une démarche individuelle. Par définition, il ne souhaitent pas se regrouper autour d’une base confessionnelle, l’Islam ne constituant pas le socle unique de leur identité. Ils se préservent donc du matraquage des communautaristes, à qui ils s’opposent rarement de front, l’évitement leur assurant de ne pas devenir des cibles privilégiées de l’activisme salafiste environnant. Ce faisant, la majorité fractionnée en myriade de positionnement individuels abandonne le champ religieux à la prédication de la minorité active. En s’en “retirant”, les détenus non salafistes laissent, mutatis mutandis, les communautaristes redéfinir plus aisément et à différentes échelles les contours et le sens de l’Islam au sein de la détention. De surcroit, les islamistes, en s’imposant en collectifs bruyants, pèsent de facto davantage dans l’ordre interne.

Le débat politique quant à lui, s’il prend des formes différentes d’un pays européen à l’autre - en fonction des contextes politiques et des cultures propre à chacun des pays concernés et de l’actualité, locale ou internationale - peine à prendre la mesure du phénomène et à lui apporter une réponse adaptée, pris au piège des postures, d’une certaine forme de naïveté voire de déni, et d’une crainte de se voir classer de racisme par le simple fait d’aborder le sujet. La conclusion laissant planer une forme d’inquiétude :

La réussite du projet de Choudary [qui consistait à la création d’une zone contrôlée par la Charia dans l’Est Londonien] ne tient donc pas à la matérialisation en l’espèce d’une sone contrôlée par les préceptes islamiques, mais au renforcement du clivage autour du traitement des sujets relatifs à l’influence de l’islamisme. Ceux qui s’en préoccupent sont accusés de construire leur constat sur du sable et de faire le jeu de l’extrême droite. Ceux qui refusent, pour ces raisons, d’y accorder de l’importance tendent à renforcer le relativisme et laissent les mouvements islamistes prétendre s’organiser face à des courants racistes qui définiraient l’agenda des préoccupations. Entre les deux, l’espace du débat démocratique se réduit à l’expression de positions contraires qui participent à la polarisation politique et à la dégradation du sentiment d’appartennace à une société ouverte et libre. […].
Déni et hystérie, les deux écueils de la pensée sont bien en place au début de la décennie 2010 et empêchent une prise de consience de l’activisme islamiste en démocratie.

un homme

Le massacre des innocents, Pieter Bruegel l’Ancien. ( 1565)