La biographie d’un tyran
Si l’on connait un peu Ivan le terrible par sa légende - sa cruauté, en particulier lors de l’épisode de l’Opritchnina et sa garde d’opritchniki, véritables escadrons de terreur.
Pour autant, le règne d’Ivan est en réalité bien plus contrasté et divers que cette légende peut le laisser penser (même si sa réputation n’est pas dénouée de fondements).
Abstraction faite des erreurs factuelles et des exagérations rhétoriques, le bilan que dresse Kourbski de l’œuvre d’Ivan le Terrible est simple et assez juste : règne constructif et prospère des années 1547-1564 et règne destructeur et catastrophique des années 1565-1584. La rupture n’est, bien sûr, pas si nette car les réformes commencent avant l’âge d’or du milieu du siècle et leur bénéfice n’est pas totalement perdu ensuite. De même, les déportations, les exécutions et les règlements de compte au sein de la dynastie font partie des usages de la monarchie moscovite depuis la fin du xve siècle, mais à partir de 1565, le tsar va bien au-delà de tout ce que l’on avait connu auparavant.
Ivan se montre tour à tour bâtisseur, centralisateur, artisan de l’unification de la Russie, puis secessionist. Il est le chef de multiple guerres à ses frontières Le royaume de Lithuanie, les perses, les Mongols et d’autres encore, mais aussi sous un jour de tsar parfois bouffon, véritable tyran ou encore écrivain, théologien ou métaphysicien. Marié d’innombrables fois, il termine son règne par le meurtre de son fils, ce qui semble déclencher une pulsion de recherche de rédemption.
D’autre part, vers le 11 septembre 1568, il en finit avec Ivan Pétrovitch Fedorov Tchéliadnine. Ce dernier a été envoyé se battre contre les Tatars sans armes ni monture puisque tout ses biens sont saisis. De retour de la steppe, il doit participer à une mise en scène théâtrale. Ivan le déguise en tsar, lui met le sceptre dans la main, le fait asseoir sur le trône et fléchit le genou devant lui. Il invite Tchéliadnine à profiter de cet instant dont il a rêvé, puis résout lui-même l’énigme de cette intronisation: « Puisque j’ai le pouvoir de te faire asseoir sur ce trône, j’ai aussi celui de t’en ôter.» Il plonge un couteau dans le cœur de Fedorov, imité par ses gardes, qui répandent les entrailles du connétable. Son corps est ensuite traîné sur la place publique et toute sa domesticité massacrée. Le même jour, on exécute le boyard Mikhail Ivanovitch Kolytchev et trois de ses enfants. Ivan le Terrible veut épouvanter Philippe et empêcher son clan de lui porter soutien. Toutefois, il épargne les deux Kolytchev recrutés dans l’opritchnina.
L’épisode de l’Opritchnina est peut-être le plus frappant, et vraisemblablement celui qui aura le plus contribué à sa légende. Véritable royaume dans l’empire, gouverné par la terreur grâce à une milice violente, il semble, par sa cruauté et sa démesure préfigurer les pires dirigeants de la Russie, parfois avec quelques raisons.
La déclaration la plus significative de l’air du temps est celle de Staline, en 1947, lors d’un entretien avec Eisenstein et l’acteur jouant le tsar, Nikolaï Tcher- kassov :
La sagesse d’Ivan le Terrible repose sur son obstination à défendre les principes nationaux et à empêcher les étrangers d’entrer dans son pays, le protégeant ainsi de l’influence étrangère […]. Ivan le Terrible était très cruel. Il est bon de le montrer. Mais il faut absolument montrer ce qui rend sa cruauté nécessaire. L’une des erreurs d’Ivan le Terrible est de ne pas avoir complètement éliminé les cinq plus grandes familles féodales.
S’il avait détruit ces cinq familles de boyards, il n’y aurait pas eu de Temps des Troubles. Ivan le Terrible exécutait quelqu’un, puis se repentait et priait un long moment. Dieu l’a gêné en ce domaine […]. Il fallait être plus décisif.
Ivan le Terrible tue son fils - Ilia Répine