L’impossible oubli de la décennie noire.
Aube est une rescapée de la décennie noire algérienne, survivante d’un massacre qui a touché le village où elle habitait lorsqu’elle était enfant. Elle porte la cicatrice de l’égorgement dont elle a été victime, comme un sourire grinçant, trace indélébile d’un épisode sauvage de la guerre civile.
Elle est ainsi contrainte à un mutisme qui l’empêche de raconter son histoire que le pays entier semble chercher à oublier ou à ignorer, comme le rappelle l’extrait de la charte pour la paix et la réconciliation nationale en exergue du roman.
Est puni d’un emprisonnement de trois (3) à cinq (5) ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.
20 ans après les événements, Aube est confrontée au silence : le sien, forcé, et celui des autres : la chape de plomb qui entoure le conflit civil l’empêchant de témoigner de son histoire, comme si celle ci n’avait pas le droit d’exister. Le seul témoignage qu’elle semble pouvoir apporter est celui qu’elle donne à l’enfant qu’elle porte en elle, à qui elle raconte la guerre, les massacres, la vie d’après, le silence pesant et menaçant, l’impossible vie faites aux femmes d’un pays qui n’a pas véritablement tourné la page, malgré la fin des massacres : “Les islamistes ont perdu militairement mais gagné politiquement”1
Ainsi, Aube parle à Houri - une vierge du paradis, l’enfant qu’elle porte en elle -, elle lui raconte l’Algérie, l’emprise d’un islamisme encore prégnant, menace sourde et constante qui ne laisse aucune liberté, en particulier aux femmes. Elle lui raconte son histoire, celle de son pays, de la dissonance entre la gloire revendiquée de la guerre d’indépendance et l’effacement de la guerre civile. A travers ce récit, elle se demande si elle doit amener Houri à la vie, ou bien la faire disparaître aussi : il n’y a pas de place pour les femmes dans ce pays, il n’y a pas de vie qui vaille la peine d’être vécue pour une femme, sans liberté soumise aux hommes, aux imams, à la religion.
Crois-moi, petite fille, je veux t’empêcher d’être mêlée à une histoire où tu ne seras qu’une femme, à peine plus importante que l’un de ces moutons. Comprends-tu ? C’est la fête du sacrilège dans quelques jours. C’est la fête de l’Aïd, dans la langue extérieure. Il y a longtemps, un vieux prophète du nom d’Ibrahim rêva d’égorger son fils pour plaire à son Dieu taquin. Au dernier moment, alors que la jugulaire battait au sommet de la montagne, sur la pierre de l’autel, et que l’enfant fermait les paupières pour se cacher de la mort, Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge les moutons à la place des gens. Pas toujours cependant ! L’année où est né mon “sourire” par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou de montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a du faire la grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a du dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c’était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d’autres où on te mangera, et d’autres encore où on t’égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d’un vieux prophète, et quelqu’un te violera. D’ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles. Quand le fils d’Ibrahim est une fille, l’histoire finit toujours dans le sang.
Elle entreprend un voyage mémoriel vers son village natal dans l’espoir d’y trouver des réponses, des traces du passé, ce voyage sera l’occasion de rencontrer d’autres âmes errantes dans l’oubli de la guerre : un libraire, qui possède une connaissance encyclopédique de la guerre civile et de ses massacres, mais qui, comme Aube ne peut pas le raconter, parce que personne ne le croit. Elle rencontre également Hamra, enlevée par les terroristes, mariée de force, violée et qui, ayant réussi à s’échapper sera ensuite condamnée pour terrorisme, tandis que ses bourreaux seront pardonnés, après avoir prétendus avoir été simplement cuisiniers.
Le lyrisme des monologues d’Aube ne masque pas la cruauté et la violence souvent perverse des actions des terroristes qui apparaissent ici dans toute leur crudité. C’est un livre sur la mémoire, la béance de son absence, autant que sur le conflit lui-même.
Léon Cogniet - Scène du Massacre des Innocents