
Le journaliste-écrivain sur le front de l’Est.
Le recueil est une compilation d’extraits des carnets, d’articles, de lettres, réalisée et commentée par Antony Beevor, suivant le parcours de Grossman sur le front de l’Est, de 1941 à 1945.
Vassili Grossman aura parcouru une grande partie du front de l’Est, Stalingrad, les campagnes en Ukraine, en Russie, la libération de la Pologne, avec la découverte des camps d’extermination, qu’il sera l’un des premiers à documenter, et enfin, la marche sur Berlin et la chute.
Il est possible de lire les carnets de guerre de VG comme ceux d’une homme qui se déshabille des habits de la propagande : les mensonges du régime s’évanouissent devant la vérité du front ; et il ne fait que noter ce qu’il voit, ce qu’il constate. Ceci rejoint peut être la complainte qu’il écrira à propos de la censure de Vie et Destin “J’ai écrit ce que je ressentais, ce que je pensais et que je ne pouvais pas ne pas écrire. J’ai écrit sur l’amour des hommes, la foi en l’homme. J’ai écrit la vérité de mes sentiments, la vérité de mon âme.”
Cette vérité n’est pas sans risque, et on est parfois étonné de la transparence dont il fait preuve dans la description de certain traits du régime dans ses propos (sans vraiment arriver à savoir s’il sagit de courage ou de naïveté ?) : si certaines de ces descriptions portent toujours la patte de la propagande (“15 novembre 1941. Un mitrailleur a déclaré : « L’allocution du camarade Staline m’a donné un surcroît de force. » Le soldat de l’Armée rouge Oska a déclaré : « Je vous donne ma parole, camarade Staline : tant que mon cœur battra, je lutterai contre l’en-nemi.”), il sait aussi faire preuve d’une réelle lucidité quant à certaines limites de l’armée rouge, ou au caractère parfois odieux du régime et de certaines pratiques de l’armée : s’il relate en effet les héros, il relate aussi - simplement et assez platement, les déserteurs, les petites lâchetés, les propos orduriers, la peur, la bravade un peu forcée, la rigidité de la bureaucratie.
Ce qui semble toutefois réellement le faire basculer, c’est l’intuition, puis la découverte, de l’ampleur des crimes Nazis envers les juifs.
Il n’y a pas de Juifs en Ukraine. Nulle part - Poltava, Kharkov, Kremenchoug, Borispol, lagotine -, dans aucune grande ville, dans aucune des centaines de perires villes ou des milliers de villages, vous ne verrez les yeux noirs, emplis de larmes, des petites filles ; vous n’entendrez la voix douloureuse d’une vieille femme ; vous ne verrez le visage sale d’un bébé affamé. Tout est silence. Tout est paisible. Tout un peuple a été sauvagement massacré.
Crimes qu’il documente autant que possible, à travers certains de ces articles (le texte “l’enfer de Treblinka”, qui sera lu dans le cadre du procès de Nuremberg, est à ce titre terrifiant), démarche qu’il tâchera de prolonger à travers le livre noir, qui avait pour objectif de rassembler des preuves de l’holocauste, et qui sera finalement interdit et dont le manuscrit confisqué (il ne sera finalement publié qu’en 1993). Il décrit les traces d’un monde qui a disparu.
Ce n’est pas la mort des hommes à la guerre, les armes à la main, d’hommes ayant laissé derrière eux leur mai-son, leur famille, leurs champs, leurs chansons, leurs traditions, leurs récits. C’est le meurtre d’une immense expérience professionnelle, élaborée de génération en génération par des milliers d’artisans et d’intellectuels pleins d’esprit et de talent. C’est le meurtre d’habitudes du quotidien transmises par les aieux aux enfants, c’est le meurtre des souvenirs, des chansons tristes, de la poésie populaire, de la vie allègre et amère, c’est la destruction du foyer, des cimetières, c’est la mort d’un peuple qui a vécu des siècles aux côtés du peuple ukrainien…
Le sort des juifs n’intéressait pas le régime (et le régime stalinien basculera également, après la guerre, dans une forme de paranoïa antisémite) : les morts de la guerre ne sont pas des juifs, ukrainiens, ou autre, ce sont des morts soviétiques. Antony Beevor note en particulier, “Même si Grossman se trouvait sur place, son rival, Konstantin Simonov, qui l’avait remplacé à Stalingrad, fut chargé de parler des crimes nazis dans Krasnaïa Zvezda. Favori du régime, Simonov évita soigneusement dans son article d’insister sur l’identité juive des victimes.” Ce déni, cette censure, ce germe de négationniste provoquera une forme de lucidité teintée de désenchantement.
Dans le bourg de Landsberg près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. À Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l’impérialisme allemand, tandis qu’ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se rrans-percent les uns les autres, saurant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naître.
C’est éternel, indéracinable.

Babi Yar - Arbit Blatas