Portrait d’un monstre, père de la gyno-psychiatrie
Le dernier roman de Joyce Carol Oates est un portrait choral du Dr Silas Weir, médecin de campagne médiocre, dévoré par une ambition folle. Un concours de circonstance l’amène à prendre la tête d’un asile de femmes aliénées, où il pourra réaliser ses propres expérimentations, lui permettant de fonder sa discipline, la “gyno-psychiatrie”.
Le Dr Silas Weir est prisonnier des préjugés de la psychiatrie de son temps et par sa bigoterie, et obsédé par l’idée de guérir les femmes de son asile grâce à ses expérimentations : si ces femmes sont folles, c’est qu’elles sont malades dans leur corps, leurs parties génitales en particulier. Il s’adonnera de façon cruelles à de multiples expériences à l’abri des regards, seulement aidé par des assistantes à demi-esclaves1, jouissant de la possibilité de cacher les corps de ses victimes en raison de leurs statut de paria : personne ne s’intéresse réellement au destins de ses patientes, ne cherche réellement à connaître leur sort, ce qui lui permet de prospérer dans son entreprise cruelle.
Le profil du médecin est particulièrement déroutant, ses ressorts difficiles à saisir : tour à tour naïf, cruel et sans aucune compassion ou empathie envers ses victimes, guidé par une ambition et un besoin de reconnaissance revancharde et pathologique : il est obsédé par le corps féminin et ne cherche pourtant qu’à le détruire, prétendant ainsi le soigner.
Son côté par moment presque enfantin empêche par moment de prendre la mesure de sa cruauté - et pourtant le Joyce Carol Oates n’hésite pas à exposer la sauvagerie de certaines de ses expérimentations, rendant par moment la lecture particulièrement éprouvante. Au fil du récit, se dévoile pourtant une autre lecture, au delà du profil psychologique du médecin, de son histoire et de ses ressorts (et peut-être même, de ses addictions), il est peut-être tout simplement stupide, bêtement et platement stupide : un être dont la bêtise horripilante et insondable a réussi à se retrouver en situation de pouvoir, déterminer à l’exercer dans la mesure de ses moyens.
«Je cherche à entendre des voix, Brigit! »
Brigit parut étonnée; mais elle ne me questionna pas, car elle apprenait le code de conduite de l’aide-infirmière: parler peu et ne manifester aucun étonnement.
Je refis plusieurs essais: pressant mon stéthoscope contre les oreilles de Mahala, celles de Brigit, de Gretel et même de Nestra (car Nestra rôdait souvent dans le laboratoire, trop agitée pour rester dans son lit mais pas assez frénétique pour qu’une contention se justifiât). Chez chacune je n’entendis rien qu’une faible pulsation du sang, qui était peut-être celle du tympan.
Ensuite, j’écoutai le cœur de Mahala - un boum! boum! boum! sonore et plein de défi -, ne ressemblant en rien aux battements de cœur de Brigit, plus doux et fluides. Par curiosité, j’appuyai le stéthoscope contre le dos de Mahala, couvert de zébrures et de croûtes hideuses; et j’eus la surprise d’entendre de nouveau, mêlé au cognement sourd du cœur, quelque chose qui ressemblait à des voix, assourdies et indéchiffrables, ayant le ton de la colère ou de la dispute. Quand je regardai de nouveau dans l’oreille de Mahala, comme au fond d’un terrier sordide, il me sembla que ses tympans étaient enflammés; cela avait peut-être un rapport, compris-je, avec l’inflammation de ses organes féminins; comme l’a observé Aristote, un utérus infecté se désintègre et vagabonde à travers le corps féminin en causant des ravages.
Ce qui s’imposait était une cautérisation des tympans malades afin de les purifier des voix mauvaises, ou des voix démoniaques; sans exclure qu’il y eût réellement de la vermine dans le conduit de l’oreille, des poux peut-être.
Lorsque j’annonçai mes intentions à Brigit, elle me dévisagea avec incrédulité. J’entendais presque sa question impudente - Docteur Weir - vous êtes sérieux?
«Tout ce qu’il y a de plus sérieux, Brigit! Je me servirai d’aiguilles à tricoter en cuivre chauffées pour traiter les tympans malades. »
Brigit regarda alors autour d’elle, tâchant de croiser le regard de Gretel. Mais celle-ci avait battu en retraite et lui refusa son soutien.
Timidement, Brigit secoua la tête, comme pour signifier que mon idée ne lui semblait pas bonne; ce qui me poussa à demander, d’un ton lourd de sarcasme, si ma proposition n’était pas réalisable pour nous en raison de nos instruments chirurgicaux limités, ou si ce n’était pas une bonne idée tout court.
Brigit faisait des grimaces, appuyant les paumes de ses mains contre ses oreilles. À présent, je l’« entendais » très clairement, bien que ses lèvres fussent pressées l’une contre l’autre.
Pas une aiguille, docteur! Pas dans son oreille!
Je coupai brutalement court à ces bêtises: « Écoute, Brigit, il est question ici de guérir une maladie, non d’une occupation frivole. La patiente entend la voix du diable - qui lui ordonne de faire le mal. Nous pouvons la guérir et nous la guérirons. »
Mais si l’aiguille perce le cerveau, Mahala mourra…
Carcasse de bœuf, de Chaïm Soutine
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Le roman est l’occasion de découvrir l’engagisme - que Joyce Carol Oates appelle “servant sous contrat” dans son roman. Il s’agit d’une forme de semi-esclavage par lequel des immigrants passaient un contrat les engageant à travailler pour un employeur (colon) aux Amériques pendant une durée spécifique (souvent entre un et sept ans et principalement 3 ans) en échange du financement de leur voyage par cet employeur. Celui-ci procurait à ses serviteurs de quoi vivre, mais aucun salaire. ↩︎