Dans un article datant de 2011 republié dans le numéro du trimestre de la revue commentaire, L’imposture Ernaux, Jean Louis Panné revient sur un point que j’ignorais concernant Annie Ernaux.
L’article n’évoque pas le versant littéraire d’Annie Ernaux (sur lequel je ne me prononcerais pas, ne l’ayant que très peu lue), mais s’attarde et dénonce son ambiguïté vis-à-vis du régime soviétique. On y apprend notamment que celle-ci a eu une liaison avec un apparatchik de l’ambassade et a régulièrement affiché sa fascination pour le régime : Je sais cela aussi, c’est parce qu’il est soviétique que le l’aime. Le mystère absolu, certain diraient l’exotisme. Pourquoi non ? Je suis fascinée par “l’âme russe” ou “l’âme soviétique”, ou par l’URSS entière, à la fois si proche, physiquement, culturellement (dans le passé) et si différente (…)" (31 janvier 1989).
Un des points troublants dans la fascination envers le régime - à un moment où il était impossible de plaider l’ignorance concernant sa nature et ses crimes - est que celle si s’accompagne simultanément (et assez logiquement) du constat qu’un tel régime lui serait insupportable si celle-ci devait y vivre.
Comme souvent, ce qui est l’idéal, pour une pseudo-révolutionnaire, n’est bon que pour les autres : “Je sens avec certitude que jamais je ne pourrais vivre dans un pays de l’Est. Pourtant des gens y sont heureux. Ici, je parle beaucoup de l’URSS avec des conseillers culturels [sic, du KGB bien sûr]. L’orgeuil des Russes d’être le plus grand pays et le plus fort, avec les USA. Leur mépris de ceux qu’ils écrasent, et en retour, leux acceptation d’être “mouchés” (19 avril 1989)
On retrouve des propos très similaires dans la bouche de Jean-Paul Sartre, cité par Gustaw Herling dans son journal écrit la nuit :
Je me rappelle une phrase d’une lettre de Jerzy Stempowski écrite à la fin de la guerre (je traînais alors mon uniforme dans Rome) : “C’est peut-être aux écrivains et aux artistes qu’incombe le devoir de regarder avec courage et obstination l’abïme qui s’ouvre sous nos pas”
Au moment où il écrivait cela, dans Paris libéré régnait le mot d’ordre de “littérature engagée”. Camus a disparu depuis (sa mort constitue une brèche terrible), Sartre nous donne à lire dans Esquire sa confession interminable, incohérente, débile : il est né “une nouvelle fois” en 1968, après avoir jeté aux orties son veston et sa cravate qu’il a remplacé par une veste Mao. Il n’est pas anticommuniste : il est un communiste convaincu que l’URSS est en train de ruiner le communisme. Il veut servir et ne veut être rien d’autre qu’un haut-parleur docile des masses, car les masses on toujours raison. Il est fier que les étudiants de la Sorbonne aient sifflé Louis Aragon et pas lui. La Chine ? Elle aussi l’a amèrement déçu par sa politique étrangère, mais il continue d’approuver le maoïsme et la révolution culturelle dont il attend la destruction définitive de l’Etat. Une révolution culturelle, voilà à quoi devrait aspirer tout homme de pensée. Si le précédent chinois n’est pas inquiétant ? D’accord, disons qu’en Chine on a abîmé ci ou ça sans besoin urgent. C’est dommage, mais le monde n’en croulera pas. Qu’un imbécile ait asséné un coup de marteau à la Madone de Rome ? Très bien, un nez de moins, et alors ? Cela arrive. Cependant, le philosophe en veste Mao lèverait-il le petit doigt pour empêcher que ne brûle la bibliothèque nationale de Paris ou la Joconde ? La Joconde, il la laisserait brûler sans regret, quant au reste, il verrait avec ses compagnons d’armes. En revanche, il donnerait avec plaisir un coup de main pour liquider certains professeurs ; ou bien non, il les ferait provisoirement enfermer dans un cachot, on examinerait le problème en détail après l’achèvement de l’action principale. Et le mot de la fin : “je ne pense pas que je me sentirais bien dans la société que je préconise pour les autres, mais le problème n’est pas là.”
Et enfin, la conclusion de Gustaw Herling (qui semblerait pouvoir s’appliquer à tant de nos débats actuels) :
Une sentence d’une justesse inouïe, digne d’être affichée à l’entrée de tous les salons littéraires et artistiques de la Nouvelle Gauche. Contrairement aux apparences, elle ne témoigne pas d’un masochisme de prosélyte ; son auteur démasque involontairement la pitrerie des barricades, elle est la preuve que “l’engagement” de naguère n’est plus qu’une masturbation de bavards qui ne croient pas un mot de ce que charrie le flot de leur salive (entrée su 31 janvier 1973)
Il est possible de lire l’interview de JP. Sartre sur le site d’Esquire, et si le ton de Gustaw Herling est un peu sarcastique, tous les éléments évoqués sont bien présents dans cet entretien - y compris la mention de l’enfermement des professeurs - qui semble même être une déclaration spontanée de Sartre, aucune question, même orientée, n’invitant Sartre à afficher cette posture.
P.P. : Imaginez une révolution culturelle à Paris. Est-ce que vous essayerez de les empêcher de brûler la bibliothèque Nationale, la Mona Lisa, etc. ?
J.-P.S. : La Mona Lisa, je les laisserais la brûler sans y réfléchir une seule seconde, mais je pense que j’essaierais de protéger d’autres choses. Est-ce que j’y arriverais est une autre question. Mais je pense que je dirais : mettons ceci de côté, nous en discuterons plus tard.
Je ne verrais rien de mal à brûler les professeurs, parce que certains d’entre eux sont des criminels ; mais en réalité, j’insisterais pour qu’ils soient mis en cellule pour un certain temps, comme les peintures et les livres pendant la guerre, et que leur cas soit discuté avec l’esprit clair une fois l’action principale terminée.
La question de savoir pourquoi des figures brillantes - et je pense qu’aussi bien Jean-Paul Sartre qu’Annie Ernaux sont brillantes dans leurs domaines respectifs - peuvent en arriver à tenir des discours aussi ouvertement incohérents et, il faut bien le dire, qui frisent la débilité (que l’on pourrais résumer pas je ne supporterais pas vivre dans la société pour laquelle je milite) reste une sorte de mystère insoluble : est-ce la force de l’idéologie ? La haine du libéralisme (quoi que l’on mettre derrière ce mot, devenu terme fourre tout explicatif de toutes les frustrations ressenties avec plus ou moins de force et de mauvaise foi) qui va jusqu’à recouvrir toutes les autres considérations ? Une forme d’auto-aveuglement ?
Mon hypothèse, aujourd’hui, est que ce type d’attitude relève vraisemblablement d’une forme de socialisation et de tribalisme propres à certains milieux, sous une forme abatardie de mondanité : il faut montrer que l’on fait bien partie de la bande en affichant sa radicalité, quitte à tenir des propos stupides ou incohérents.
“Jean-Paul Sartre jouant à faire la révolution - 1970”
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