1994 - Adlène Meddi - (2018 - France).
1994 est un roman noir prenant ses racines dans la décennie noire Algérienne.
Le roman s’ouvre sur l’enterrement de Zoubir en 2004, figure patriarchale et cruelle de la lutte contre le terrorisme. Son décès fait remonter à la surface l’histoire d’Amin et Sidali, qui prend ses racines dans la décennie noire. C’est cette histoire que le roman vise à élucider, sous l’ombre menaçante d’Aybak, autre figure des services chargés de la lutte contre le terrorisme lors de cette période.
Le récit oscille entre ces différentes moments de l’histoire de l’Algérie, guerre d’indépendance, décennie noire, période suivant l’enterrement de Zoubir, et explore les continuités, les ruptures, les impasses, entre les protagonistes de ces différentes époques : les actions et crimes d’Amin et Sidali semblent largement déterminées par le passé, le leur et celui de leur parents, ou encore celui de leur pays, jusqu’au drame qui constitue le noeud du roman.
L’effacement. Et l’oubli. Surtout ne rien communiquer qui permette une prise en charge posttraumatique. Tant et tant de cas. Les débris vivants d’une guerre qui n’était pas une guerre. “opération de maintien de l’ordre”, disaient-ils en époussetant leur uniforme, déclencheur de tant de désordre mentaux qu’elle, Houda, devait traiter ses outils, sans mémoire, sans histoire.
Au delà du crime, qui lui sert de prétexte, le coeur du roman porte en réalité sur l’impossibilité de s’emparer et de transmettre la mémoire de ces épisodes violents, cruels, arbitraires. Cette mémoire impossible ancre les protagonistes dans leur propre tragédie, liant les destins individuels à la grande histoire, les poussant à rejouer cette violence, qui les empêche dans leur même temps de connaître et construire un destin propre.
«Que leur ont légué leurs pères ? Des coupeurs de tête et un pays décapité. Qu’avaient-ils fait de leurs années de gloire, les pères, qu’ils chantaient à leurs enfants matin et soir, leurs années 1960 et 1970 ? Les années du Veau d’Or optimiste ? Rien ! Ils avaient profité de l’Etat-papa. Ils avaient tout donné à la patrie contre les Français, aussi se sentaient-ils le droit de jouir sans limites des fruits gratuits de l’indépendance, sans pudeur, sans penser à demain, sans penser à eux, leurs enfants, qui grandiraient dans le sein de l’apocalypse.»
Et, face à la marche l’histoire, une des ambiguïtés vient de ce que les individus qui y sont confrontés doivent aussi faire face à la volonté d’effacement portée par l’Etat, le pouvoir, une ombre toujours présente et menaçante et qui plane au dessus du récit et des personnages. Cette ombre maintient les vies dans la violence et l’arbitraire, alors même que ses objectifs propres restent opaques, illisibles.
– Je me fous de ce que tu as fait, ici ou ailleurs. Tu n’existes plus, vos histoires n’existent plus. Nous sommes dans un nouveau monde. Même moi je n’existe plus officiellement, mais il faut que cette guerre disparaisse, toi et moi aussi, c’est comme ça. Cette guerre n’a d’ailleurs jamais eu lieu. Les quelques traces sont dans nos têtes ou au cimetière, et il faut les effacer autant qu’on peut. Nous n’avons jamais existé. Nous ne sommes pas.
Ceci illustre assez parfaitement le fait que malgré la violence et la durée du conflit (celui-ci aura vraisemblablement fait plus de 1000001 morts sur une quasi-décennie), cette guerre civile reste particulièrement opaque, illisible, même encore aujourd’hui. Les ouvrages d’historiens sont encore peu nombreux : comme le note Benjamin Stora dans son ouvrage “Guerre invisible”, cette guerre s’illustre par son invisibilité : pas d’images, peu de récits - littéraires ou politiques, les réminiscences de la guerre d’indépendances, ont rendu toute appropriation ou travail sur la mémoire quasiment impossible, condamnant les protagonistes, ainsi que leurs enfants, à subir et répéter la tragédie.
“Hocine Zaourar - La Madone de Bentalha - (23 septembre 1997)"
liens :
- “1994” d’Adlène Meddi : quand les guerres d’Algérie s’entrechoquent
- Roman noir. Algérie années 1990, plaies rouvertes
- compte rendu de lecture de La guerre invisible. Algérie, années 90, par Benjamin Stora
- L’encombrante madone d’Hocine Zaourar
- Une madone en enfer
Pour savoir combien il y a eu de morts à Benthala, un journaliste d’El Watan a pu pénétrer dans le cimetière. « Nous avons compté les tombes, c’est un procédé classique. La police a déclaré 85 morts. Nous, 252. » Il n’empêche, la plupart des photographes s’interrogent sur la signification de leurs images. « Les massacres ont lieu la nuit. Quand vous arrivez le matin, le sang est encore frais sur les murs, explique un photographe algérois. Des terroristes ont foulé de leurs bottes des flaques de sang ou imprégné leurs doigts pour signer en rouge leur passage sur les murs. Mais, à moins d’avoir un complice dans la sécurité ou chez les pompiers, on ne voit jamais les victimes. »
Points à approfondir (peut-être plus tard, probablement jamais, mais ce sont des sujets auquel je pense en écrivant la chronique) :
- La façon dont un état autoritaire broie l’autonomie des individus. Je ressens de façon un peu confuse une familiarité entre le propos déployé ici et ce qu’on peut lire sur l’homo-sovieticus, par exemple (avec également, des différences importantes)
- Un ouvrage sur le massacre de Benthala : Qui a tué à Benthala ? - Nesroulah Yous, Salima Mellah